Le JDD. Marine Le Pen a été condamnée à une peine exécutoire de cinq ans d’inéligibilité. Que vous inspire ce jugement ?
Jean-Marie Rouart. Ce jugement est un déni de justice. Il illustre ce déphasage des juges que je dénonce dans mon livre vis-à-vis du bon sens et de l’humain. Il est vrai que les parlementaires du Rassemblement national ne sont pas innocents. Ils se sont mis dans une position d’inéligibilité. Mais cela ne devrait pas arriver. Le pouvoir politique s’est peu à peu laissé dominer par la « République des juges ». Va-t-on bientôt nous donner une liste de gens pour lesquels nous pouvons voter ? Il n’est pas sain, dans une démocratie, que les juges décident de qui peut se présenter à l’élection présidentielle. C’est pourquoi je vais bien au-delà de ce que préconisent les députés qui réclament le retrait de l’exécution provisoire : il faut tout simplement la supprimer. En démocratie, l’inéligibilité est absurde. Le seul verdict, c’est le suffrage universel.
Estimez-vous qu’il y a un biais idéologique dans la manière dont la justice est rendue pour les politiques ?
Je suis pour la présomption d’innocence, même vis-à-vis des juges. Néanmoins, on peut se poser des questions. La France est intellectuellement sous le joug de la gauche qui a elle-même longtemps été sous le joug du Parti communiste. Gorbatchev disait : « La France est le seul pays où le communisme a réussi. » Il n’avait pas tout à fait tort. Plus généralement, en France, il y a une sorte de prépotence et d’orgueil des juges. Ce sont des juges de droit divin. À l’origine, la magistrature est d’ailleurs une délégation du monarque. Le monarque était de droit divin. C’est pourquoi les juges se sont toujours sentis supérieurs. Sous l’Ancien Régime, ils ont fait démembrer, torturer, supplicier, émasculer pour blasphème… Les juges se sont-ils révoltés contre ces procédures de justice ignobles ? Jamais. Ce sont les écrivains qui s’y sont opposés, en grande partie Voltaire, bien sûr, mais aussi Montesquieu.
« La frilosité des pouvoirs publics vis-à-vis des juges est immense »
Les juges n’étant pas jugés eux-mêmes, ils se sentent tout-puissants. Bien entendu, le « mur des cons » sur lequel étaient affichées, dans les locaux du Syndicat de la magistrature, des photographies de diverses personnes signalées comme étant des « cons », dont des victimes d’affaires sordides, en constitue l’exemple le plus récent et le plus ignoble. Ces juges ont-ils été condamnés ? L’affaire s’est conclue par la condamnation symbolique de la présidente du syndicat pour injures publiques, huit ans plus tard. La frilosité des pouvoirs publics vis-à-vis des juges est immense.
La suite après cette publicité
Faut-il modifier la formation des juges ?
Il y a un problème dans le recrutement et la formation des juges. L’école de la magistrature, fondée en 1958, renferme les juges entre eux et leur donne un sentiment de toute-puissance. Demandez aux avocats comment ils sont traités par les magistrats ! Les juges devraient, comme autrefois, provenir du monde des avocats. Les deux versants de la justice, ce sont le réquisitoire et la plaidoirie. Sans ces deux versants, il n’y a pas de justice. Nous pouvons nous inspirer du modèle canadien : les Canadiens doivent être avocats pendant dix ans avant de pouvoir devenir magistrats.
Est-ce de votre passion pour la littérature qu’est né votre intérêt pour les causes perdues ?
Tout le monde est révolté par les injustices. Le véritable courage consiste à prendre la plume pour les dénoncer, malgré les répercussions que cela peut avoir. À 20 ans, je voulais être écrivain, mais mon premier roman a été refusé par treize maisons d’édition. Il a fallu que j’attende un peu. Et, à ce moment-là, j’ai découvert le journalisme. Je ne savais pas que le journalisme m’offrirait la possibilité de défendre les autres. Je n’ai pas choisi des causes perdues, j’ai voulu défendre des innocents maltraités. Ce fut le cas de la malheureuse Gabrielle Russier, condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur, après avoir entretenu une liaison amoureuse avec un de ses élèves âgé de 16 ans. J’avais l’espoir de la sauver. Je n’ai pas réussi, elle s’est suicidée.
Mes révélations dans l’affaire Omar Raddad ont permis de grandes avancées dans la manière dont la justice est rendue ; il a été gracié par le président Chirac, mais pas innocenté par la justice. C’est encore ce que j’ai cherché à faire, lorsque j’ai préfacé Le Livre noir de la prostitution, en m’opposant à cette loi inique qui pénalise le client sans résoudre le problème social, à savoir ce que deviennent les femmes condamnées à la clandestinité.
« Être procureur, ce n’est pas ma conception du journalisme »
La littérature, ce n’est pas seulement écrire de belles phrases ou des intrigues séduisantes, c’est aussi rendre justice à l’individu. En arrière-plan de tous les livres de Marcel Aymé, je pense particulièrement à sa pièce de théâtre La Tête des autres, comme dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac ou de Romain Gary, il y a une défense de l’humain. Cette compréhension de l’humain est l’essence même de la littérature. La littérature est le seul antidote aux injustices.
Le journalisme n’est-il pas aussi un contre-pouvoir, qui contribue à révéler des affaires, menant à l’ouverture d’enquêtes, jusqu’à des condamnations ?
Je suis plutôt dans la compréhension que dans la condamnation. Je n’ai jamais compris qu’on puisse être journaliste et qu’on se mette à dénoncer qui que ce soit. J’ai essayé de réparer des injustices, de défendre des personnes condamnées injustement. Être procureur n’est pas ma conception du journalisme, ni de la littérature d’ailleurs. S’il faut s’engager, que cela soit pour la défense et non pour l’accusation !
« Confessions d’un anarchiste de droite », peut-on lire en sous-titre de votre ouvrage. Est-ce parce que vous vous méfiez de l’ordre juste ?
Après la Seconde Guerre mondiale, il revint aux vainqueurs de définir ce qu’est l’ordre juste avec le procès de Nuremberg. Or ces vainqueurs, qui sont-ils ? Les Américains : ils ne vont pas pouvoir attaquer les nazis sur les lois raciales, puisqu’eux-mêmes pratiquent la ségrégation dans le sud des États-Unis. Les Soviétiques : ils ne vont pas pouvoir attaquer les camps de concentration parce qu’eux-mêmes usent des goulags. Ces derniers vont aussi tenter d’imputer aux Allemands le massacre de Katyń, c’est-à-dire le massacre de 21 000 officiers polonais, tués d’une balle dans la tête. Sur quoi ce procès est-il fondé ? Sur la victoire. La victoire ne donne pas de valeur au droit. L’ordre juste est un ordre social qui change en fonction des us et coutumes d’une époque donnée. À mon sens, il faut lui préférer la loi naturelle. C’est pourquoi, je crois, tant d’écrivains rejoignent Jésus. Qui a défendu la femme adultère ? Le Christ, mais aussi Flaubert dans Madame Bovary ou Tolstoï dans Anna Karénine. Ils ont eu le courage de s’opposer aux mœurs de leur temps pour faire valoir la véritable justice au cœur de l’humain.
Drôle de justice : confession d’un anarchiste de droite, Jean-Marie Rouart, Albin Michel, 171 pages, 14 euros.
Source : Lire Plus