C’est une chose étrange à la fin que l’amour : qu’est-ce qui pouvait prédestiner Paul, le personnage principal de Croisière avec une femme silencieuse, à prendre place dans un cabotage en mer du Nord, lui qui, tel un diplomate du Kremlin, court après les mers chaudes ? Et comment ce quarantenaire pouvait-il imaginer attirer l’attention d’Alix, de vingt ans sa cadette et totalement muette ?
S’il s’embarque entre la Finlande, la Russie et la Suède, c’est par résignation, pour fuir les tracas du monde, non pour y être arrimé par l’amour. Ce détachement l’empêchait de concevoir même l’immixtion de l’amour dans son quotidien ordonné : « Célibataire par négligence, parvenu au mitan d’une vie assez erratique, il constatait avec humour qu’il était peu à peu entré dans cette forêt “impénétrable et drue” dont parle L’Enfer de Dante. »
Une belle muette
Alix, rejeton aristocratique qui ne dit mot et consent, l’intrigue : bien que parfaitement silencieuse, elle recherche les moments privilégiés avec Paul. Ils se baladent à Saint-Pétersbourg, échangent des œillades complices, dansent collés l’un à l’autre : lui parle, elle communique par des feuillets écrits à la va-vite, et leur curiosité amusée se change, au rythme de croisière, en sentiments. Ce mutisme ne tiendrait-il pas du jeu ? « C’est comme si, silencieusement, elle le testait, en lui posant toujours la même question, non une question sans réponse mais une question à laquelle on n’avait pas encore répondu. »
Les personnages, coupés du monde, y sont ramenés violemment
Paul se complaît dans ces prémices amoureux, cultivant « l’impression d’assister à un film muet dans lequel [il n’aurait] voulu, pour rien au monde, voir s’immiscer la sonorisation du parlant ». Plus encore, il adhère à cette situation, se persuadant que « dans l’amour, il y a parfois plus de silence que de parole ».
La pitié dangereuse
Les parents, pourtant envahissants, laissent faire, voyant dans la passion de leur fille un simple amour de jeunesse : pour le temps de cette croisière, cet homme, qui n’est de toute façon pas de leur extraction sociale, permettra à leur progéniture de s’évader. Paul comprend en filigrane que cette clémence est désolée et que ce mutisme trouve ses racines, non dans un handicap de naissance mais dans un choc psychologique : que s’est-il passé pour que plus un mot ne sorte de la bouche de la jeune fille ?
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Dès lors, la passion éphémère se mue en étrangeté : le silence « était à la fois un gouffre et un désert, un exil et un lieu de désolation. [Paul] y perçut confusément un mal-être, mais aussi du désarroi : une sorte de sentiment d’abandon ». Alors, d’où vient ce traumatisme ? Pour Paul, c’est le début d’une obsession.
Au jeu succède le risque de sombrer dans la « pitié dangereuse » chère à Stefan Zweig. D’autres auteurs de la Mitteleuropa, comme Joseph Roth ou Adalbert Stifter, mais aussi les plumes sensibles de Frédéric Berthet ou Paul Gadenne habitent ces pages : dans cette croisière d’un autre temps, les personnages semblent coupés du monde et y sont pourtant violemment ramenés, la mélancolie se nourrit des regrets et l’intrigue tourne autour de Paul par un effet tourbillonnant creusant les doutes de l’individu. Par le rythme de la navigation, irrésistible, et le sentiment d’oppression qui se referme sur le lecteur, on se prend au jeu de cette plume positivement hors des modes.
Croisière avec une femme silencieuse, Daniel Parokia, Buchet-Chastel, 304 pages, 22 euros.
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