Dans son livre L’Ami américain. Washington contre de Gaulle, le journaliste Éric Branca livre une anecdote particulièrement éclairante sur les rapports entre les États-Unis et l’Europe. La scène se passe en juin 1961. De Gaulle interroge Kennedy :
« Supposons que Khrouchtchev décide un blocus de Berlin. Allez-vous répliquer par l’arme nucléaire ?
– Nous avons d’autres moyens de riposte, répond le président américain.
De Gaulle insiste :
– Supposons maintenant que ces autres moyens ne suffisent pas pour empêcher les Soviétiques de prendre Berlin et, plus tard, Hambourg et, quelques années plus tard, Francfort. Que déciderez-vous, alors ?
Après une longue hésitation, Kennedy lui dit :
– Les plans devront être améliorés pour faire face à ce cas-là… »
Ils ne nous aideront pas
Deux ans plus tard, l’administration américaine adopte la doctrine McNamara dite de la « riposte graduée ». Les États-Unis indiquent clairement à leurs alliés qu’en cas de menace, ils n’iront pas, pour les défendre, au-delà de frappes nucléaires tactiques. Et Éric Branca de conclure : « Plutôt transformer l’Europe en champ de ruines que de risquer la destruction de New York ou de Philadelphie… » Cette réflexion, entre autres, conduira le Général à doter la France d’une dissuasion indépendante qui reste, face à ce monde qui bouge très vite en ce moment, un des atouts majeurs de notre pays.
L’attitude de Donald Trump envers l’Europe (et envers l’Ukraine) est bien sûr à revisiter à l’aune des rapports entre les États-Unis et la Russie, soviétique autrefois, poutinienne aujourd’hui. Hier comme aujourd’hui, le constat est le même : ils ne nous aideront pas, contrairement à ce qu’affirme le courant atlantiste depuis des décennies. Au moment où le président français alerte sur la « menace existentielle » que constituerait selon lui la Russie, les États-Unis ont commencé par voter, dans une volte-face historique, avec les Russes au Conseil de sécurité de l’Onu, une première résolution prônant une fin rapide du conflit, sans mentionner l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Des négociations bilatérales entre Américains et Russes se sont ensuite ouvertes à Riyad, suivies par d’autres à Istanbul, afin de bien marquer qu’en 2025, les traités de paix ne se signent plus à Sèvres ou à Versailles, et que l’axe de la diplomatie mondiale s’est singulièrement décalé à l’Est.
Premier constat : si, à l’inverse du temps de De Gaulle et de celui de la guerre froide, Russes et Américains se retrouvent autour d’une table pour négocier rapidement une paix, pourquoi Emmanuel Macron prend-il la parole en rappelant aux Français que « la patrie a besoin de vous, de votre engagement. Les décisions politiques, les équipements militaires, les budgets sont une chose ; mais ils ne remplaceront jamais la force d’âme d’une nation » ? Ces mots, que n’aurait pas reniés un Charles Péguy, sonneraient presque comme une mobilisation générale. Il y a longtemps qu’on n’avait pas entendu le président parler de la France de cette manière, avec une telle gravité, surtout, sans rajouter l’Europe à toutes les phrases. Le problème, c’est qu’Emmanuel Macron entend par là provoquer un sursaut national sur la chose militaire, alors que lui-même – qui pourrait oublier le limogeage du chef d’État-major des armées, Pierre de Villiers, victime d’une « coupe budgétaire » ? – et ses prédécesseurs n’ont eu de cesse de réduire le format de nos armées et de céder certaines de nos industries stratégiques depuis quarante ans.
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Reconstituer une armée apte à affronter les Russes prendra dix ans
Autre point, si la menace était si pressente que ça avec, comme le rappelle le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, une ligne de front qui « ne cesse de se rapprocher de nous », reconstituer une armée apte à affronter les Russes prendra au bas mot dix ans… Nous agissons donc à contretemps, pour ne pas dire dans la panique. Emmanuel Macron a souligné qu’il « veut croire que les États-Unis resteront à nos côtés », mais indiqué également qu’« il nous faut être prêts si tel n’était pas le cas ». Et là aussi, le bât blesse encore.
Comment, en effet, les alliés pourraient-ils repousser la Russie pour apporter à l’Ukraine une paix durable sans les Américains, alors qu’ils n’ont pas été capables de le faire depuis trois ans avec eux ? Sans compter que si, avec 132 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine en trois ans, l’Europe reste son principal bailleur de fonds, loin devant les États-Unis à 115 milliards, pour ce qui est de l’aide militaire, les Américains caracolent en tête avec 70 milliards de dollars. Au point qu’avec la meilleure volonté du monde, dans l’hypothèse où les Américains se retireraient complètement, les Européens se retrouveront dans l’incapacité de combler le vide laissé, et ce même si les budgets de défense des pays membres de l’Union européenne sont passés de 200 milliards d’euros en 2021 à 320 milliards d’euros en 2024. Les Ukrainiens, de leur côté, ont développé leur propre production d’armes et de missiles, mais cela reste insuffisant.
Washington a interdit aux Britanniques, très en pointe dans l’opérationnel sur le terrain, de livrer aux Ukrainiens les renseignements qu’eux-mêmes leur fourniraient
Nos arsenaux sont vides
Depuis mercredi 5 mars, 14 heures, sur décision de Donald Trump, les États-Unis ont cessé de partager leurs renseignements avec les Ukrainiens. Conséquence directe et immédiate : les lance-roquettes Himars utilisés avec succès par Kiev pour frapper des cibles stratégiques russes éloignées du front sont désormais incapables de tirer précisément à plus d’une soixantaine de kilomètres. Ils sont aveugles.
Pire, Washington a interdit aux Britanniques, très en pointe dans l’opérationnel sur le terrain, de livrer aux Ukrainiens les renseignements qu’eux-mêmes leur fourniraient. Ce point est fondamental. Il jette une ombre sur l’usage possible du matériel américain acheté par des partenaires européens. Or celui-ci est considérable. Loin d’appliquer la « préférence européenne » comme le regrette la représentante du groupe Renew au Parlement européen et fidèle d’Emmanuel Macron, Valérie Hayer, les pays européens achètent 80 % de leur matériel militaire hors de l’Union européenne, dont 63 % aux États-Unis.
Ainsi, rien n’indique que les Américains soient disposés à accepter à l’avenir que ces pays livrent ce matériel à l’Ukraine. L’attitude américaine, après le clash dans le Bureau ovale, vise à forcer l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations. Ces derniers n’ont pas vraiment le choix. Ainsi, après avoir formulé des excuses et s’être dit prêt à signer l’accord sur les minéraux, Volodymyr Zelensky doit se rendre lundi à Riyad pour y rencontrer le prince héritier Mohammed ben Salmane. Toujours en Arabie saoudite, l’équipe du président ukrainien doit rencontrer le lendemain leurs homologues américains. Un peu plus tôt, jeudi, l’envoyé spécial de Donald Trump pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, a confirmé son arrivée à Riyad pour s’entretenir avec les émissaires ukrainiens au sujet d’un cessez-le-feu avec la Russie et « la manière de le rendre durable ».
Cette situation montre, s’il en était besoin, l’extrême fragilité dans laquelle se retrouvent les Ukrainiens. Face à ces perspectives qui pourraient entraîner à plus ou moins long terme un effondrement du front, on a appris que, pour la première fois, des Mirage 2000 français avaient été utilisés pour « repousser des frappes russes » sur le front. La promesse de livrer ces avions avait été faite par Emmanuel Macron à l’Ukraine le 6 juin, à l’occasion des cérémonies du 80e anniversaire du Débarquement. Les chasseurs sont pilotés par des Ukrainiens qui ont suivi une formation de plusieurs mois en France. Mais les performances de nos Mirage, qui sont peut-être la marque la plus éclatante de soutien de la France à l’Ukraine, ne sauraient masquer le fait que nos arsenaux sont vides.
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