Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Xenia Fedorova a toujours eu une tendresse particulière pour la France. Après la mort de son père, ingénieur spatial, survenue alors qu’elle avait à peine 5 ans, les gâteaux Napoléon de sa mère lui offrent une parenthèse enchantée. Plus tard, la petite Ksyusha dévore les romans d’Alexandre Dumas.
À l’adolescence, c’est la lecture de Guerre et Paix, la grande fresque historique de Léon Tolstoï entremêlant les histoires de nos deux nations, qui la transporte. À 20 ans, ses balades au jardin du Luxembourg illuminent ses journées et son « béguin » pour un musicien d’un club de jazz de la rive gauche charme ses nuits. « À dire vrai, avoue-t-elle aujourd’hui, je ne saurais établir de manière certaine et absolue ce qui me poussait irrésistiblement à Paris. »
Dix ans plus tard, en 2014, l’ambiance a radicalement changé, ce n’est plus la charmante étudiante russe, « presque ingénue », mais « l’agent du Kremlin, le bras armé de sa propagande » qui débarque à Paris pour prendre la tête de la direction d’une chaîne de télévision. Entre-temps, Xenia a pourtant claqué la porte de l’école de politique internationale qu’elle fréquentait pour se lancer dans une carrière de reporter, comme sa mère Natalia avant elle. Fin de la voie diplomatique, début de l’aventure journalistique. « Je n’étais pas prête à sacrifier ma liberté, à souffrir de limites », se souvient-elle.
Le goût de la vérité
Aujourd’hui encore, alors que RT France, la chaîne qu’elle a dirigée pendant cinq ans, de 2017 à 2023, a été interdite de diffusion par décision de l’Union européenne, la voici à nouveau parisienne sur le pont Alexandre III, pour défendre son honneur et celui d’une rédaction traînée dans la boue, dans un livre courageux et poignant. Outre les menaces de mort récurrentes, Xenia Fedorova raconte aussi les campagnes de désinformation et les intimidations. Contre elle, les médias français ont décliné tout le vocabulaire issu de la guerre froide. Un jour, elle était « une James Bond girl à la sauce moscovite », le lendemain un « diable habillé en Pravda ».
« Ah, les fantasmes des journalistes ! sourit-elle en y repensant. Il n’est pas commun en Europe d’avoir des jeunes femmes de 36 ans à des positions de dirigeants, moins qu’en Russie. Dans une atmosphère de guerre froide, c’est un titre qui peut faire vendre facilement auprès du grand public. Mais je ne me trouve pas assez belle pour être James Bond girl. Ni assez dangereuse. »
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« La liberté de la presse est en danger de mort en France »
Que retient-elle de l’aventure française de RT ? L’ancienne directrice de la rédaction répond du tac au tac : notre couverture des Gilets jaunes ! « On a su que nous avions gagné quand les médias français nous ont qualifiés de “chaîne préférée des Gilets jaunes”. C’était probablement une infamie pour eux. Pour nous, c’était notre Légion d’honneur. Cela voulait dire que nous étions au plus près de la réalité des Français. »
Mais plus qu’un procès en réhabilitation, son livre est bien davantage une réflexion sur la presse, la liberté d’expression et les missions du quatrième pouvoir. La journaliste russe y affiche son goût de la vérité en rappelant quelques évidences aux Français. Certaines d’entre elles claquent comme des gifles, page 130 par exemple : « Aujourd’hui, je ne crains pas de dire que les Russes sont en moyenne mieux informés que les Français. Ils consultent de multiples sources d’information et posent davantage de questions. Plutôt que de se laisser bercer d’illusions, ils cherchent la vérité ailleurs que dans les programmes officiels. »
L’ex-directrice de l’information de la chaîne RT France explique son propos : « Quand je regarde la façon dont les Français sont informés, j’ai l’impression que l’État sélectionne ce qu’ils ont le droit d’attendre ou de lire. La situation n’est d’ailleurs pas propre à la France mais concerne toute l’Europe. »
À qui le tour ?
Comment expliquer cet étrange paradoxe ? Pour Xenia Fedorova, la réponse est simple : les Russes ont été immunisés par la censure soviétique et ont développé depuis cette période un esprit critique qui fait cruellement défaut en Europe, en France notamment. « Les Russes ont fait l’expérience de la vie sous le rideau de fer, écrit-elle. Ils savent ce que la pensée unique signifie. Pour certains jusque dans leur chair. Nous avons été vaccinés collectivement contre la propagande et nous ne regardons jamais les grandes chaînes de télévision sans une certaine méfiance. »
On est loin de la propagandiste du Kremlin que décrivent à longueur d’éditoriaux des journalistes en mal de clichés… Ses avertissements n’en sont que plus précieux : « Avec l’interdiction de RT France, Emmanuel Macron a posé les bases d’un précédent dangereux qui menace à la fois la liberté d’informer et le journalisme dans son ensemble. » La journaliste russe nous prévient, ce n’est qu’un début : « La liberté de la presse est en danger de mort en France. Hier RT, aujourd’hui C8, demain à qui le tour ? » Difficile de lui donner tort.

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