«Pas de news de Ben… Ça doit être la galère ». La famille retient son souffle, ce jeudi 20 février. Voilà bientôt quatre jours que Benjamin Védrines s’est lancé dans un nouveau défi vertigineux. Il est dans la face Ouest des Drus, l’une des parois les plus spectaculaires des Alpes, plus de mille mètres verticaux. Le double sommet effilé orne l’insigne de la compagnie des guides de Chamonix : dans ce massif du Mont-Blanc qui concentre les sommets de la mythologie montagnarde – le point culminant éponyme, la pyramide de l’Aiguille Verte, la face nord des Grandes Jorasses… –, les Drus (3754 mètres) figurent en bonne place.
En 1955, ils furent le théâtre d’un des plus retentissants exploits de l’histoire de l’alpinisme, l’ascension en solitaire par l’Italien Walter Bonatti du pilier Sud-Ouest – qui prendra son nom –, en six jours et cinq bivouacs. En 1991, Catherine Destivelle s’était elle aussi inscrite dans la légende, en ouvrant une nouvelle voie dans cette même face ouest.
Benjamin songe-t-il à ses glorieux aînés, alors que la fenêtre météo longtemps guettée s’avère plus ardue que prévue, que la neige, le vent et le brouillard s’invitent ? La voie « Base », dans laquelle il s’est engagé, est d’une difficulté extrême. Ouvert il y a quatre ans par une équipe d’élite du groupe militaire de haute montagne, l’itinéraire est « mixte » : une alternance de glace, de neige et de roches – parfois fragiles – qui nécessite des capacités techniques de haut vol, une endurance hors normes et un mental d’acier. En solitaire, il faut de surcroît s’auto-assurer à des points qu’on fixe dans la paroi, pour parer la chute… Ouf, les nouvelles arrivent avec la nuit et ses proches respirent : « Ça va le faire… Encore une nuit pas top à 60 mètres du sommet, mais c’est un coriace » : le lendemain matin, Benjamin peut étreindre la Vierge sommitale.
Le danger le long des Drus
La descente est enivrante mais concentrée : on ne crie victoire qu’une fois la vallée regagnée. Benjamin souffle, fier d’avoir mené à bien son « projet le plus ambitieux et le plus difficile dans les Alpes », marqué par des émotions, « d’une densité inédite, entre doutes et moments de grâce vécus dans des lumières magnifiques »… À froid, il évalue humblement à « 85 % » le niveau de performance atteint : par sécurité, il s’est aidé des protections posées, renonçant au style « libre » qui n’utilise que les aspérités de la montagne. Le rêve avait longtemps mûri, en secret.
À l’inverse, il avait annoncé l’été dernier son retour au K2, le deuxième sommet le plus haut du monde, à la frontière entre la Chine et le Pakistan, bien plus dur et sauvage que l’Everest. Il y a établi un nouveau record d’ascension : moins de 11 heures du camp de base au sommet (8 611 mètres). Cet hiver, nous avait-il confié en décembre, il ne voulait rien dévoiler : « Les Drus, c’est plus intime, je préfère ne pas sentir tous les regards portés sur moi depuis Chamonix… Il y a peut-être aussi un peu de superstition ! »
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« J’avais un mal-être que j’ai gommé en grande partie grâce à la montagne »
Le grimpeur a dû forcer un peu sa nature pour communiquer : c’est une part du métier. Il raconte volontiers l’admiration qu’il a pour le verbe de Sylvain Tesson : « On a bien sympathisé. La connexion se fait vite, il a les yeux qui brillent ! » Homme d’action plus que de mots, Benjamin les choisit pourtant bien. Dans le jargon des alpinistes, l’exposition désigne le niveau de risque… « L’exposition médiatique, c’est un monde que je connaissais moins. Il y a celle du petit milieu de la montagne, et celle du grand public… Plus jeune, je n’en avais rien à cirer. Mais en partageant, je retrouve un peu le sens de mon métier de guide, que j’ai délaissé pour le haut niveau ». Il ne regarde pas de haut le défi du YouTubeur Inoxtag qui a fait de son ascension de l’Everest un film à succès : « Il a bien fait les choses, notamment grâce à Mathis Dumas, son guide au sens propre, mais aussi dans son cheminement. »
Les Écrins comme refuge
Après les records, les enchaînements, les traversées à ski, il ne manquait guère que le solo, exercice particulier. Si Benjamin admet une appétence pour la solitude, c’était aussi « un crève-coeur de renoncer à d’autres projets avec des copains. J’ai encore envie de vivre des moments en cordée, ils sont trop forts, riches, puissants… » Est-ce ce qui l’anime, au fond ? C’est l’éternelle question.
Pourquoi gravir les montagnes ? « Parce qu’elles sont là », répondait George Mallory. Mais encore ? L’histoire n’est pas une motivation première pour Benjamin, qui a découvert assez tard le massif du Mont-Blanc, lui préférant longtemps son jardin des Écrins. C’est plutôt une affaire de « tripes » qui fut d’abord une échappatoire : « Au lycée, je n’avais aucun autre sens à donner à mon existence. Je n’ai pas fait de longue introspection mais je dirais que j’avais un mal-être que j’ai gommé en grande partie grâce à la montagne. Que serais-je devenu sinon ? C’est plutôt ça, la question. J’ai besoin de cet environnement, de la contemplation… On croit que je ne fais que foncer, mais la plupart du temps, même pour m’entraîner, je vais lentement ! »
Il est l’une des têtes d’affiche, avec Charles Dubouloz notamment, d’une nouvelle génération qui conjugue excellence athlétique et technique. Et qui aligne les exploits, enchaînements, hivernales… ressuscitant un âge d’or que l’on croyait révolu, celui des années 1980 et 1990 où l’histoire s’écrivait en fluo dans le choc des photos de Paris Match. Benjamin tempère : « L’âge d’or, même au XIXe siècle après les premières ascensions des Anglais, on disait que c’était fini, mais c’est un éternel recommencement. Il y a encore une grande marge de progression ! Comme dit Vivian Bruchez [figure du ski de pente raide, NDLR], c’est un problème d’imaginaire ! » Et il n’en manque pas : au grand Védrines, il reste encore quelques rêves à réaliser… ceux du petit Benjamin, qui trompait sa copie blanche en regardant par la fenêtre du lycée.
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