Planté dans les hauteurs du Coll dels Belitres, dominant la côte Vermeille, le bâtiment de l’ancienne douane, fermé il y a trente ans, tapissé de graffitis, ressemble à un site archéologique sur le point de s’effondrer. Clin d’œil toponymique à la contrebande, « Belitres », en catalan, signifie à la fois « gueux » et « voleur ». Ce point de passage entre Cerbère et Portbou, à la frontière entre l’Espagne et la France, est devenu le « hot spot » des migrations entre l’Afrique du Nord et l’Europe.
Malgré ses airs de petit Saint-Tropez de la Costa Brava, Portbou et ses mille habitants commencent à ressembler à un micro-Vintimille. En bord de mer, les jours de marché, dans la Rambla Petita qui va de la plage à l’immense gare, vestige d’une époque où la commune espagnole était le premier point de passage des trains français, les migrants tuent l’ennui. Et se tiennent informés. Deux jeunes Algériens se renseignent au téléphone alors que Portbou n’est pas encore réveillé. Dans leur sabir – mélange d’arabe et de français –, on entend clairement l’un d’eux demander, l’air inquiet, au téléphone : « Gendarmes, gendarmes ? » Traverseront-ils à pied le sentier escarpé à travers les collines ou tenteront-ils le court trajet en train jusqu’aux Pyrénées-Orientales ?
À la gare justement, ce jour-là, trois autres jeunes Nord-Africains et une Vénézuélienne (« Impatiente d’aller travailler en Angleterre ») attendent le train pour Cerbère. En prenant le dernier, après 20 heures, les risques d’être contrôlés par la Police de l’air et des frontières (Paf), côté français, sont réduits. Pourtant, les vérifications d’identité sont quasi systématiques en gare de Cerbère. Ces derniers jours, le flux est plutôt tranquille. Il y a bien quelques migrants, sac en bandoulière, qui se fraient un passage à travers le cimetière qui surplombe la mer, empruntant ainsi le même chemin de l’exil que les réfugiés qui fuyaient Franco après la guerre civile.
Symptôme de ce déluge migratoire, les centres de rétention administrative de la région sont pleins
Ludovic Romanach, brigadier-chef à la Paf de Cerbère et secrétaire départemental du syndicat de police Un1té, n’est pas dupe de ce calme trompeur : « Quand on apprend qu’il y a des débarquements du côté de Gibraltar ou d’Almeria, on sait que d’ici deux ou trois semaines, il y aura un flux supplémentaire ici. » Le passage est permanent et en constante augmentation dans les Pyrénées-Orientales, spécialement depuis que la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni a serré la vis côté italien. Presque 15 000 interpellations l’année dernière dans le département.
Vider la mer avec une cuillère
Symptôme de ce déluge migratoire, les centres de rétention administrative de la région sont pleins. Et c’est peu de le dire. Celui de Perpignan compte une soixantaine de places « mais, note presque désabusé Ludovic Romanach, même un millier ne suffirait pas, le rythme de construction ne suit pas ! » Lequel pointe un problème de moyens : « La volonté politique est peut-être là mais pour l’instant, c’est un peu comme essayer de vider la mer avec une cuillère. On a des équipements, dont un avion de surveillance basé à Toulouse, des drones. Mais on manque d’effectifs. Sur le département, il nous faudrait cent personnes de plus au minimum. Nos collègues sont accaparés par l’administratif. Il faut remettre des policiers sur le terrain. »
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Et ce n’est pas qu’une question de ressources humaines. « Toute la chaîne est affectée. Prenons l’exemple des interprètes. Quand la Libye, la Syrie étaient en guerre, se souvient Ludovic Romanach, beaucoup prétendaient être de ces pays. Vous faites comment quand vous n’avez pas les interprètes pour déterminer quel dialecte ils parlent ? » Faute de pouvoir les expulser ou de les placer en centre de rétention, le contribuable local finance des hébergements de fortune. Le conseil départemental a dépensé en 2024 la bagatelle d’1,6 million d’euros pour acquérir et rénover le Fasthotel de Perpignan, où sont logés 85 migrants mineurs sans papiers.
Le flot permanent est « un business incroyable pour les avocats, mais aussi pour les associations de défense des migrants
Où atterrissent ceux qui, sous le coup d’une OQTF mais en liberté, s’éparpillent dans tout l’Hexagone ? À en croire une source policière, un tiers resterait dans le sud. « Il y a ceux qui feront du charbonnage [du deal, NDLR], souvent comme guetteur dans les agglomérations du sud de la France, de Montpellier jusqu’à Marseille, alimentant des mafias locales. Et ceux qui essaieront de travailler comme ouvrier agricole ou sur les marchés », comme celui de la place Cassanyes, à Perpignan, devenu une plaque tournante de la main-d’œuvre illégale et du petit trafic. Quant à la coopération entre la France et l’Espagne, elle est confrontée à la différence de langue, d’approche et même d’horaires des services !
Enfant du pays, la députée RN de la circonscription, Michèle Martinez, déplore « l’absence de frontières ». On la retrouve au volant de sa voiture, entre Cerbère et Portbou, à faire le tour des points de contrôle. Devant des douaniers placés à l’ancien poste-frontière et qui font la moue quand on leur demande s’ils ont assez de moyens, elle se désole : « Il ne suffit pas de faire confiance à Frontex. Des zodiacs qui partiront des côtes marocaines, il y en aura toujours. La confiance n’exclut pas le contrôle. S’il y avait des vérifications systématiques, les migrants se poseraient plus de questions avant de tenter le passage. »
Un commerce de la misère humaine
Témoin de cet engorgement, un avocat du barreau de Perpignan (qui veut rester anonyme) raconte que « les audiences devant le juge des libertés sont devenues si nombreuses qu’elles se tiennent même le dimanche… Et l’État n’a pas les moyens d’y envoyer un représentant à chaque fois ». Le flot permanent est « un business incroyable, admet-il, pour les avocats mais aussi pour les associations de défense des migrants, qui vivent de subventions et dont on peut dès lors remettre en question l’indépendance ». Dans cet étrange commerce de la misère humaine, où les demandes d’entretien en préfecture pour les demandeurs d’asile se font sur Internet, « les créneaux de rendez-vous se revendent dans la rue, comme les cigarettes de contrebande, pour quelques centaines d’euros ».
Les migrants s’adaptent vite. Les cars Flixbus en provenance de Gérone constituent un risque bien moindre d’interpellation que le rail. À 50 kilomètres de là, à La Jonquera, porte d’entrée vers la France, jonchée de commerces de tabac et de maisons closes, les plus avertis préfèrent Blablacar quand ils ne font pas carrément du stop. On les croise aux stations-service. Impossible, à l’immense barrière de péage du Perthus, d’arrêter tous les véhicules. Et de faire la différence entre ceux qui remontent avec du tabac dans le coffre et les candidats à l’installation illégale.
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