
Lorsque Soljenitsyne est venu chez moi, en Vendée, le 23 septembre 1993, il m’a confié son inquiétude sur l’Ukraine : « Une des questions les plus dangereuses pour notre avenir », m’a-t-il confié. Longtemps, pour moi, ce propos est resté obscur. Ce n’est qu’en rencontrant Vladimir Poutine, le 14 août 2014, à Yalta, que j’en ai saisi toute la portée prophétique. Pour avoir longuement échangé en tête-à-tête avec le président de la Russie, je peux aujourd’hui l’affirmer : sur le dossier ukrainien, deux camps s’affrontent, les va-t-en-guerre et les va-t-en-paix.
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Le maître du Kremlin m’a confié sa crainte de l’agressivité européenne : « Vous voulez vraiment un troisième suicide de l’Occident ? Les deux guerres mondiales ne vous ont-elles pas suffi ? Vos dirigeants passent à côté de leur avenir. Trop souvent ignorants de l’histoire, ils méconnaissent le lien charnel qui unit l’Ukraine à la Russie. La Crimée, revenue à la « mère patrie », revêt une importance civilisationnelle inestimable : c’est là que s’est déroulé, en 988, le baptême de Vladimir Ier, cet acte fondateur de la Russie chrétienne. »
Vladimir Poutine ajouta que les sanctions économiques étaient une aberration géostratégique pour la France. Elles coupent l’Europe de la Russie, cette Russie qui est pourtant, avec Saint-Benoît, Pouchkine et Tolstoï, une part de notre héritage commun. À la fin de l’entretien, il conclut d’un ton grave : « La Russie a pour vocation de devenir l’interface entre la Chine et l’Union européenne. Mais l’Amérique a mis son veto à ce rapprochement eurasiatique rêvé. »
Aujourd’hui, avec Donald Trump, la politique étrangère américaine a changé du tout au tout. Elle est fondée sur deux enjeux. Le premier est géostratégique : détacher la Russie de la Chine dans un renversement d’alliances. Le second est civilisationnel : pour l’Amérique conservatrice, la Russie incarne désormais une citadelle des valeurs traditionnelles face à une Europe décomposée, soumise à l’idéologie woke. Nous assistons à un choc de puissance inouï : hier, l’Europe reprochait à l’Amérique d’avoir perdu le fil de sa parenté spirituelle ; aujourd’hui, c’est la fille qui sermonne la mère : « Vous avez renié ce que vous nous aviez transmis, et que nous avions négligé. »
Les Européens, devenus les proxys de l’Amérique, poursuivent leur errance
C’est pourquoi Trump et Poutine s’entendent pour briser l’unipolarité du monde et bâtir un système polycentrique. Mais les Européens, devenus les proxys de l’Amérique, poursuivent leur errance. L’élargissement indéfini de l’Otan, perçu par Moscou comme une provocation inacceptable, a été dénoncé dès 2008 par Henry Kissinger et Nicolas Sarkozy. L’Union européenne, elle, joue un jeu dangereux. Elle ne cherche pas la paix, mais le chaos fédérateur. Elle applique la vieille recette du spillover effect de Jean Monnet : provoquer des crises et s’y engouffrer pour accélérer l’intégration supranationale. Ainsi, l’envoi de troupes occidentales en Ukraine n’a pas seulement visé à contenir Moscou : il devait précipiter l’Europe dans la cobelligérance.
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L’UE s’est faite sans les États, mais avec un fédérateur extérieur, l’Amérique. Et elle a cherché à se faire à nouveau sans les États avec un nouveau fédérateur extérieur, l’Ukraine. Il s’agissait de fédéraliser et d’unir l’Europe par le sang versé en Ukraine dans une guerre extra-européenne. La France devrait retrouver la fibre gaullienne de l’équidistance entre l’Atlantique et l’Oural. Sa vocation historique de puissance d’équilibre devrait la pousser à rétablir l’unité entre l’Amérique, l’Europe et la Russie.
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