Il est l’un des danseurs les plus charismatiques et les plus talentueux de notre ballet national. À 41 ans, Mathieu Ganio raccroche les chaussons l’esprit serein. Un grand saut dans l’avenir qui l’intrigue plus qu’il ne l’inquiète. Il nous parle de quelques grands rôles qui lui ont donné ses plus belles émotions face au public.
« C’est un ballet qui a beaucoup compté pour moi, même si ce n’est pas celui que j’ai le plus dansé. J’adore l’histoire. Ce qui m’a toujours motivé, c’est de me glisser dans les émotions d’un personnage et de les partager avec le public. Voilà pourquoi je donne énormément d’importance à l’interprétation : elle permet de réinventer des rôles qu’on est amené à danser plusieurs fois et de leur offrir de nouvelles facettes.
Comme je voulais faire mes adieux avec une seule œuvre s’étendant sur une soirée, Onéguine s’est tout de suite imposé. Pour l’instant, entre les répétitions, les interviews et la mise en chantier de l’après, il n’y a pas trop de place pour les émotions, mais je me doute qu’elles vont bientôt me cueillir ! J’ai choisi de m’arrêter un an avant les 42 ans afin de suivre une formation. En tant que danseur étoile de l’Opéra de Paris, c’est le bon moment pour moi de quitter la scène. La relève est présente et géniale, il faut savoir laisser la place. Et j’ai envie de partir joliment. »
Mayerling, de Kenneth MacMillan
« J’ai découvert ce ballet sur le tard, lors de son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris il y a deux ans. Le héros me semblait de prime abord éloigné de moi, car noir et torturé, agité par beaucoup de violence. Quelques années plus tôt, je n’aurais pas imaginé de le jouer. Mais là, j’ai eu envie d’aller voir : comme je n’avais pas de référence, j’étais neutre et je pouvais me laisser surprendre. J’ai adoré que ce soit une histoire vraie, celle de Rodolphe, le fils de Sissi qui s’est vraisemblablement suicidé avec sa maîtresse. Sur scène, on n’a jamais l’occasion d’incarner un personnage réel car les ballets classiques s’inspirent de contes de fées ou sont des adaptations de romans, et les pièces modernes n’ont pas vraiment d’intrigue. Il y avait une recherche historique à faire, ce qui m’a passionné.
Dans cette œuvre très théâtrale, la danse est presque au second plan, et c’est comme ça qu’on nous demande de la travailler. En même temps, Mayerling est ultraphysique car j’interagis avec des personnages féminins aux caractères très différents. J’ai toujours attaché beaucoup d’importance à ma relation avec ma partenaire, et je crois que c’est une des choses qui vont le plus me manquer. C’est pour cette raison que j’ai voulu danser pour ma dernière avec Ludmila Pagliero, une étoile avec laquelle je suis sur la même longueur d’ondes et qui fera ses adieux en avril. Il n’y a rien de plus fort que de se plonger dans les yeux de sa partenaire, de s’étonner l’un l’autre. L’échange commence en studio : qu’est-ce qu’on a envie de se raconter ? Comment on se le dit ? Comment on se surprend ? Cela influe sur l’histoire et la façon de danser.
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Voilà pourquoi j’aime aussi beaucoup la technique d’adage et de pas de deux : travailler pour aider l’autre et le valoriser, œuvrer à la conception de belles figures. Ce qui explique peut-être le fait que j’ai été moins présent sur les pièces contemporaines qui mettent l’accent sur l’énergie de groupe, moins sur une histoire et un personnage, qui sont plus courtes et offrent donc moins de fil à tirer. J’ai le sentiment d’être moins utile et intéressant là-dedans. C’est formidable d’avoir accès à une palette de rôles très large, de pouvoir être un prince en collants ou danser pieds nus, mais cela met le corps à rude épreuve. J’ai eu des blessures pas cool, mais je suis dans une moyenne ! C’est un risque qui reste dans un coin de la tête : on apprend à vivre avec, on apprend des accidents aussi. Cela pousse à s’interroger sur la façon de garder la qualité de sa danse pour réussir à durer. »
Roméo et Juliette, de Rudolf Noureev
« Avec L’Histoire de Manon, c’était un des rôles que je voulais danser depuis tout jeune. J’avais envie d’être Roméo un jour, de vivre ce tourbillon d’émotions aussi romanesques que romantiques et dramatiques, intenses et exacerbées, de ressentir cet amour fou. Plus que les grands rôles iconiques du répertoire comme Giselle, Le Lac des cygnes ou La Belle au bois dormant…
Bien sûr, ces derniers relèvent de la performance et c’est là-dessus qu’on est attendu à ses débuts : cela permet de se faire un nom, de se démarquer des autres et d’emporter son public. Roméo et Juliette est arrivé à un moment où j’étais heureux de me confronter à ce Noureev-là, de relever le challenge de sa chorégraphie exigeante et chargée. J’ai travaillé avec la danseuse britannique Patricia Ruanne, qui avait créé le rôle de Juliette, et ce coaching m’a donné les clés pour que ce soit agréable et optimal. Il y a eu ce plaisir de dépasser la difficulté et la fatigue, cette envie de grimper une montagne et d’arriver au sommet. Avec, à l’arrivée, cette espèce d’état extatique qui fait qu’on est tellement épuisé qu’il n’y a plus de place pour le stress ni la cogitation !
Le fait de se connaître mieux permet de progresser dans sa danse. Aujourd’hui qu’une page se tourne, j’ai le sentiment d’avoir moins de choses à prouver, ce qui m’autorise à me lâcher davantage. Ce qui a marché pour moi, c’est la régularité dans le travail, de me dire qu’on n’est jamais arrivé, qu’on peut toujours aller plus loin. Tout en développant ma personnalité : un artiste accompli est celui qui impose une identité, une singularité, une vision. La scène offre une sensation tellement particulière que je me demande comment je vais vivre son absence. Je n’ai aucune velléité de chorégraphier, monter un projet à condition d’être entouré d’une équipe ne me déplairait pas… Je ne sais pas encore de quoi l’avenir sera fait, mais j’ai envie d’être surpris. »
Onéguine, à l’Opéra Garnier (Paris, 2e). Jusqu’au 4 mars, 2 h 20. operadeparis.fr
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