Elle reçoit le JDD dans ses vastes bureaux sur la Croisette, à deux pas du Carlton. De la terrasse au neuvième étage, la vue à 180 degrés sur la Méditerranée est à couper le souffle. Mobilier épuré, œuvres d’art contemporain, des souvenirs et des dossiers partout, dont certains nous sont familiers : « Volley-Ball », « AS Cannes », « Flamme olympique »… « Voulez-vous un café ? » Accent chantant et sans chichis, Anny Courtade active la machine à expresso, laissant ses collaboratrices s’affairer.
Dans quelques heures, elle file à Venise pour un week-end de musique classique avec son ami Jean-Michel Wilmotte, l’architecte qui a récemment conçu le centre d’entraînement du PSG à Poissy. Le téléphone sonne fréquemment, les consignes fusent. « Je vais l’éteindre, sinon on ne va pas s’en sortir », sourit-elle. Précision : notre hôtesse aura 86 ans cet automne. L’énergie et la vivacité d’esprit qui émanent de ce petit bout de femme sont épatants. « Saint-Exupéry disait qu’on ne se remet jamais de son enfance, démarre-t-elle. Tout part sans doute de là. »
Des lettres aux supermarchés
Et de Saint-Raphaël, où elle est née Anny Fastelli en novembre 1939, à quelques encâblures de Cannes mais à mille lieux des idées reçues. « Ma famille toscane avait fui le fascisme et la misère pour travailler dans les mines du Dramont où l’on extrayait du porphyre – une roche qui a notamment donné les pavés de la place de la Concorde. On habitait dans des corons face à la mer sans eau courante, chauffage ni électricité, juste un toit et des murs. On était six dans deux pièces. C’était du Zola », décrit-elle, photos sépia à l’appui.
Sa mère meurt de la typhoïde quand elle n’a que deux ans. Sa grand-mère, lavandière dans un hôtel, prend le relais. Autour d’elle, personne ou presque ne parle français : le Dramont est une sorte de « Little Italy » où se succéderont des milliers de tailleurs de pierre jusqu’aux années 1950. « Tout le monde était heureux parce qu’on n’avait rien. Il n’y avait pas de jalousie entre nous. Je considère comme une chance formidable d’avoir grandi dans ces conditions. Aujourd’hui, le superflu est devenu nécessaire, on se bat pour des objets, des marques. C’est terrible pour notre jeunesse. »
La sienne aurait pu être celle de ses tantes et cousines, devenues bonnes à tout faire dès l’âge de 12 ans. Mais au Dramont, il y a une école et Anny est aussi douée qu’opiniâtre. « Je suis une enfant de la République », insiste-t-elle, ayant également perdu son père à l’adolescence. Son institutrice et sa famille restante l’encouragent. Collège, lycée, études à Aix-en-Provence, petits boulots l’été comme guichetière touristique à la Poste de Saint-Raphaël, où elle croise Charles de Gaulle en visite près des plages du débarquement en Méditerranée. « C’est peut-être de l’orgueil, mais rien ne m’a jamais paru impossible et j’ai toujours voulu être la meilleure. »
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Cette amoureuse des lettres devient professeur en 1967. Elle a gardé l’habitude de parsemer la conversation de pensées ou de citations d’auteurs. Cette catholique « croyante mais pas cul-béni » est une nouvelle fois affligée quand son premier époux décède dans un accident de la route. Contrainte de vendre un terrain, elle rencontre Jeannine Suchet, pionnière de la grande distribution. Avant de boucler une thèse sur Gaston Bachelard, les rayons de ses chères bibliothèques vont laisser place à ceux des supermarchés.
En 1974, sur les conseils de son amie, elle reprend le magasin Leclerc du Cannet, qui bat de l’aile. C’est le début d’une carrière exceptionnelle d’un demi-siècle dans le groupe breton, dont elle deviendra la première femme membre du comité stratégique. Aujourd’hui, son CV papier de trois pages donne le tournis : commerce, immobilier, agrotourisme, restauration, une pléiade d’engagements dans la vie économique, sociale et culturelle locale sans oublier le grade d’officier de la Légion d’honneur. « J’aime faire, organiser, partager, c’est plus fort que moi », souffle-t-elle. Et le sport, dans tout ça ? On y vient.
« Un jour, Michel Mouillot [maire de Cannes de 1989 à 1997, NDLR] m’appelle pour me demander de reprendre le club de volley-ball féminin. Le président de l’époque était en procès avec la fédération. À l’époque, je dirigeais le tennis-club de Montfleury – j’adore le tennis. Mais le volley, je n’y connaissais rien. Il m’a tellement “tannée” que je suis allée à un match. J’ai vu des filles d’un mètre quatre-vingt-dix, brillantes, magnifiques, souvent issues d’Europe de l’Est, qui faisaient des études et méritaient qu’on les aide. J’ai eu le coup de foudre. J’ai dit “banco”. »
Une femme à la tête d’un club majeur de sport collectif, c’est alors une rareté absolue en France, à peine atténuée depuis. De 1992 à 2016, le Racing-Club de Cannes va vivre un fabuleux âge d’or avec notamment vingt titres de champion de France (dont dix-huit d’affilée entre 1998 et 2016 !) et deux victoires en Ligue des champions, en 2002 et 2003. C’est l’ère de l’entraîneur chinois Yan Fang et de l’inoubliable géorgienne Victoria Ravva, sans doute la plus grande star féminine de la discipline dans l’Hexagone. « Ce sont des aventures humaines merveilleuses, assure Anny Courtade. Le sport procure des décharges d’adrénaline incomparables. Les affaires, à côté, c’est de la gnognotte ! Quand vous entendez La Marseillaise après une victoire en Ligue des champions… (Très émue.) Qu’existe-t-il de plus prenant ? »
S’élever par elles-mêmes
Cours de lettres, management des entreprises ou des clubs, l’octogénaire, qui porte le nom de son second époux (décédé d’un cancer en 1989) et père de ses deux enfants, assure avoir toujours appliqué les mêmes méthodes, riant qu’on puisse la taxer de « paternaliste », elle qui pense que les femmes doivent s’élever socialement par elles-mêmes.
« J’aime faire et partager, c’est plus fort que moi »
Lors d’une convention du Parti républicain de son ami François Léotard, elle avait même apporté la contradiction à son héroïne et modèle, Simone Veil, qui prônait une stricte parité. « Je gère mes équipes comme ma famille, mais avec des objectifs. Si besoin, je les aide à régler leurs problèmes, crèches, docteurs, logement… J’aime la devise du club des femmes chefs d’entreprises : “Seules, nous sommes invisibles. Ensemble, nous sommes invincibles.” Sans collectif, on ne gagne pas. » Et de citer ce PSG, « trop longtemps criblé de stars », qui court encore après son rêve continental. Ce qui nous amène au sport-roi, auquel elle n’aurait jamais touché sans l’obstination de l’actuel maire David Lisnard.
« Un sport de voyous »
Club historique du foot français, l’AS Cannes a déposé le bilan en 2014, retombant au niveau régional. Anny Courtade relève une nouvelle fois le gant, consciente de l’importance des « Dragons » dans le patrimoine local. C’est sous ce maillot qu’a notamment éclos un certain Zinédine Zidane. « Un artiste exceptionnel et un homme bien, confie-t-elle. Sa future épouse était danseuse classique chez Rosetta Hightower, pas loin d’ici. Un jour, il m’a dit : “Anny, vous savez, si elle ne m’avait pas regardé, je n’aurais jamais osé l’approcher.” Vous imaginez, ce beau garçon, avec ces yeux verts magnifiques, être aussi timide ? »
Elle s’enquiert de la suite de sa carrière, espère que « Zizou » succèdera à la tête des Bleus à Didier Deschamps, dont elle apprécie la simplicité et la disponibilité. Elle parle de ses autres chouchous au premier rang desquels Patrick Vieira, autre champion du monde 1998, « un ami d’une rare gentillesse, très attaché à Cannes. Sa ville adore le volley-ball ».
Pour le reste, on ne peut pas dire que le ballon rond lui laissera des souvenirs impérissables. Violences, vulgarité – comme ce déplacement en Corse où les joueurs sont accueillis avec des montages photos dégradants de leurs compagnes – et quatre millions d’euros en fumée. « Par rapport au volley, c’est quand même un sport de voyous », déplore-t-elle. Après avoir remonté les Dragons en Nationale 2 (4e division), elle en a transmis les rênes au solide groupe américain Friedkin, propriétaire de l’AS Rome, d’Everton et producteur de la majorité des récentes Palmes d’or du Festival. « Si on pouvait aller en Ligue 2, ce serait formidable, juge-t-elle. L’image de Cannes est exceptionnelle mais nous ne sommes qu’une ville de 75 000 habitants. »
Elle reste présidente des sections amateurs « pour l’amour des gamins », mais s’inquiète des dérives de comportements et d’entrisme religieux. Mardi soir, face à Guingamp, elle sera dans les tribunes mais peut-être pas jusqu’au bout. « C’est trop stressant, admet-elle. Je n’ai pas envie de mourir d’une crise cardiaque ! » Elle a encore tant de choses à faire.
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