Le JDD. Alors que Donald Trump discute directement avec Vladimir Poutine de l’avenir de l’Ukraine, l’Europe, écartée de la table des négociations, semble plus que jamais livrée à elle-même. S’agit-il d’un tournant historique ?
Erwan Davoux. Depuis plusieurs années, l’Europe est considérée par les États-Unis comme un vassal qui n’a pas su prendre son destin en main et suffisamment investir dans sa défense. On est passé d’un moment où Washington souhaitait établir un pilier européen de l’OTAN à un moment où Washington entend se désengager du Vieux Continent pour se concentrer sur l’Asie et la Chine. La France, malheureusement, n’est pas en situation favorable pour imposer quoi que ce soit.
« La France, malheureusement, n’est pas en situation favorable pour imposer quoi que ce soit »
Sur le dossier ukrainien, en Europe, c’est le Royaume-Uni qui a pris la tête des négociations. Londres, principal contributeur européen à l’effort de guerre en Ukraine aux côtés de Berlin, bénéficie de surcroît d’une stabilité politique que Paris n’a pas. Le Royaume-Uni entretient également, de par son histoire et son appartenance au monde anglo-saxon, une relation privilégiée avec les États-Unis. Côté français, Emmanuel Macron est à la pointe dans le discours : c’est un fervent communicant et on voit bien qu’il tente de se positionner en première ligne, mais il n’a, in fine, que peu d’influence. La France n’inspire pas le respect, et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche est loin d’inverser la tendance.
Pierre Lellouche pointe depuis longtemps du doigt l’impuissance de l’UE, qualifiant les dirigeants européens de « somnambules » et d’« illusionnistes ». La guerre en Ukraine a révélé au grand jour l’incurie stratégique et militaire des pays européens. Pensez-vous qu’il y aura un avant et un après Ukraine ?
Il y aura une prise de conscience, cela est indéniable. Et elle a déjà eu lieu. Avec Trump, l’Europe sait qu’elle ne va pas pouvoir compter sur le parapluie américain. En revanche, je ne crois pas à un sursaut global. L’Europe des 27 est une entité politiquement et diplomatiquement divisée. Nous n’avons pas les mêmes cultures stratégiques et militaires, ni a fortiori, les mêmes intérêts sécuritaires.
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« Avec Trump, l’Europe sait qu’elle ne va pas pouvoir compter sur le parapluie américain »
Sur le plan de la défense et de la sécurité, il faut comprendre que l’Europe est piégée par sa géographie. Il serait par conséquent davantage préférable de recourir à des coopérations militaires bilatérales et régionales renforcées, comme cela existe déjà entre la France et le Royaume-Uni, ou entre la France et l’Allemagne. Pour la France, l’arc de crise n’est ni à l’est, ni au nord, mais au sud, sur le théâtre africain et au Moyen-Orient. Une coopération des pays de l’Europe méridionale, entre la France, l’Espagne, l’Italie, et la Grèce, serait en ce sens opportune. Ce qui, au demeurant, n’empêche pas la construction d’une industrie de défense proprement européenne.
Comment qualifieriez-vous les relations entre les États-Unis et la France, en particulier ?
La France a longtemps été un allié exigeant, que les États-Unis respectaient. Mais cela n’a pas toujours été le cas : souvenez-vous des relations houleuses du temps du général de Gaulle. Les États-Unis sont notre allié historique, mais ils ont toujours défendu et fait primer leurs propres intérêts. Il s’agit là d’une constante et nous ne devons pas l’oublier.
« Les États-Unis sont notre allié historique, mais ils ont toujours défendu et fait primer leurs propres intérêts »
Nous avons connu déjà plusieurs démêlés : le « non » français de 2003 à la guerre en Irak a laissé des stigmates. Idem concernant les révélations d’Édouard Snowden sur les écoutes de la NSA, ou encore le rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electrics. Sans citer la crise, plus récente, des sous-marins australiens, au cours de laquelle les États-Unis sont intervenus pour torpiller le contrat portant sur la vente de 12 sous-marins français à l’Australie.
Il y a eu plusieurs fois rupture de confiance entre Paris et Washington. Et il ne faut pas se bercer d’illusions : Trump ne connaît que le rapport de force à l’état brut et ne tient pas le président français en haute estime. La France est traitée avec extrêmement de condescendance par le président américain. Alors certes, Emmanuel Macron a lancé de grandes opérations de communication, comme lors de la visite à l’Élysée de Donald Trump et de Volodymyr Zelensky, en décembre dernier, à l’occasion de la réouverture de Notre-Dame de Paris, mais c’est là essentiellement de la politique spectacle. Et force est de constater que celle-ci ne débouche jusqu’à présent sur aucun résultat probant.
Malgré tout, la France peut-elle encore peser sur les grands dossiers internationaux ?
ED : La France est en mauvaise posture depuis de nombreuses années. L’impasse diplomatique française a débuté sous François Hollande et Laurent Fabius, mais il y avait déjà une première fêlure sous Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner, notamment en ce qui concerne nos relations avec l’Allemagne. La concertation franco-allemande ne vaut plus et l’effet moteur qu’elle avait sur l’Europe a disparu. En Afrique et dans le monde arabe, nous assistons à l’effacement progressif de la France et de son influence. Et ceci vaut plus largement sur la scène internationale.
« La France est à présent une puissance moyenne dont la politique diplomatique se cantonne à du déclaratoire »
Qui plus est, le positionnement atlantiste de la France a mis à mal notre rôle de médiateur qui prévalait jusqu’alors, comme ce fut le cas en Géorgie. La France a perdu de son aura et s’est retranchée dans les contours de sa géographie. Elle est à présent une puissance moyenne dont la politique diplomatique se cantonne à du déclaratoire.
Une puissance moyenne, certes, mais qui dispose de l’arme nucléaire…
Oui, notre force de dissuasion compte. Tout comme notre armée. Et nous disposons pour peser dans le monde d’autres héritages de l’histoire. Nous avons tous à l’esprit le discours de Dominique de Villepin de 2003 au Conseil de sécurité des Nations unies face à Colin Powell. Notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU est à cet égard un levier incontestable de la puissance française. Mais n’est pas Dominique de Villepin qui veut. Notre posture manque indéniablement d’audace. Et je déplore que la politique étrangère française soit devenue l’otage d’une poignée de fidèles d’Emmanuel Macron, qui a neutralisé le Quai d’Orsay par des nominations politiques. Prenons le cas de Stéphane Séjourné…
In fine, que pensez-vous de la diplomatie française sous la présidence Macron ?
Emmanuel Macron, en européiste convaincu, s’est voulu le chantre de la « souveraineté européenne » et de « l’Europe de la défense ». Mais qu’en est-il de la souveraineté française ? Je pense qu’il est le dernier tenant d’une Europe fédérale à laquelle aujourd’hui plus personne ne croit si ce n’est lui, Ursula von der Leyen et le reste de l’élite européenne. Une Europe hors sol de plus en plus désavouée par le peuple au fil des élections.
S’agissant de la France, le déclin de l’influence française n’est pas un mythe. Pour peser sur les affaires du monde, il nous faut rebâtir des alliances et une crédibilité. Cela ne passera que par la construction d’une véritable politique de puissance. Ce qui veut dire renouer avec la politique d’indépendance portée par le général de Gaulle et rompre avec le suivisme stratégique qui nous lie aux États-Unis depuis plus d’une quinzaine d’années. « Alliés mais pas alignés » : c’est ainsi que de Gaulle concevait la politique extérieure de la France. C’est ce vers quoi nous devons tendre, faute de quoi nous resterons l’otage des rivalités entre grandes puissances.
* Erwan Davoux, diplômé de l’IEP de Paris et de l’INALCO, est président de LMD CONSEIL (conseil stratégique, intelligence économique, risque géopolitique, influence politique, diplomatie économique). Il a été fonctionnaire au ministère de l’Intérieur et de la Défense (DGSE). Ancien chargé de mission à la présidence de la République (cellule diplomatique), il a conseillé de nombreuses personnalités politiques à l’international (dont deux anciens Premiers ministres).
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