Le JDD. Vos premiers dossiers d’avocat des agriculteurs étaient des conflits de voisinage qui prennent des proportions invraisemblables. Que permet la loi ?
Timothée Dufour. J’ai délaissé les tarmacs et les baies vitrées de ma première vie d’avocat d’affaires à la suite d’une rencontre avec un éleveur pour un dossier de ce type. Ces conflits de voisinage ont toujours existé, ce sont souvent de vieilles querelles familiales qui ressurgissent. Mais je raconte une hostilité inédite, davantage liée à une perte d’identité, de repères, de nouveaux habitants qui souhaitent imposer leur style de vie et, finalement, mettre la campagne sous cloche. Ces conflits ont débouché sur la loi du 15 avril 2024, sur laquelle j’ai travaillé avec la chancellerie et la profession agricole.
« Je veux rétablir la compétitivité de l’agriculture par le droit »
Cette loi permet de protéger l’antériorité de l’activité, mais aussi son évolution : le modèle familial de mon grand-père, qui reposait sur 17 hectares et une douzaine de vaches limousines, n’est plus possible. L’agriculteur ne doit pas être condamné à vivre dans la ferme de ses parents avec les infrastructures de ses arrière-grands-parents !
Vous évoquez souvent des affaires liées à l’élevage. Est-il particulièrement touché, ou bien est-ce le hasard de vos dossiers, ou un tropisme lié à votre histoire familiale ?
L’élevage touche parce qu’on a eu des affaires médiatiques, que c’est le stéréotype parfait des litiges dans les campagnes, mais c’est oublier la multiplicité des litiges et l’évolution dans la structuration de l’opposition. La pression que vous pouvez subir de vos opposants est inimaginable, mais je n’ai pas peur, j’ai le monde agricole avec moi et derrière moi.
La suite après cette publicité
Avocat engagé, jusqu’à faire évoluer la loi, est-ce un équilibre délicat ?
Dans les prétoires, on défend l’agriculture ! Ce ne sont pas des dossiers lambda : quand vous lisez dans la presse régionale que « le Gaec renonce à son projet », c’est tout un environnement familial qui s’écroule. Derrière, il y a des vies. Mon premier chapitre est consacré à l’affaire des vaches bretonnes d’Adainville : la vie de Fabien Le Coidic a explosé en plein vol. On ne dit pas assez que ces procédures tuent aussi à petit feu nos agriculteurs.
« Aujourd’hui, le syndicalisme doit aussi investir les prétoires ! »
Elles ne sont pas toujours le fait des voisins, mais aussi d’associations, expliquez-vous.
En effet, une deuxième forme d’hostilité plus sournoise apparaît dans nos campagnes et appelle une réflexion distincte. Des associations pilonnent l’agriculture française depuis leur siège parisien, s’attaquent par exemple à un pisciculteur des Ardennes qui, dans son étang, a par malheur tué involontairement un pygargue [un aigle pêcheur, NDLR]… L214 cible des projets d’élevage sans avoir jamais mis les pieds dans la commune, sauf pour se permettre des intrusions dans la nuit. L’hostilité à l’agriculture française est plurielle : on retrouve aussi l’agribashing chez des mouvements d’écologie radicale qui mènent une guérilla judiciaire. Il faudra un jour se demander comment le contribuable français peut nourrir des associations pour qu’elles attaquent ensuite ceux qui nous nourrissent. Qu’elles tournent leur combat environnemental vers les distorsions internationales, l’accord avec le Mercosur… Je ne les ai pas entendues s’en inquiéter.
Vous avez obtenu récemment pour les producteurs de fruits le retrait de la suspension d’un herbicide.
Je n’ai qu’une obsession, c’est de rétablir la compétitivité de l’agriculture française par le droit. Cette décision reconnaît l’impasse technique, la distorsion de concurrence, l’absence de solutions alternatives. J’espère qu’elle va envoyer un signal très fort à nos agences sanitaires. J’en conclus toutefois que la question d’une révision constitutionnelle se posera nécessairement. Quand la proposition de loi Duplomb visant à lever les contraintes agricoles a été discutée au Sénat, on lui a opposé le principe de non-régression environnementale. Sauf qu’il ne s’applique qu’au pouvoir réglementaire ! Notre agriculture est rattrapée par des principes généraux sous-jacents et imprécis : il faut la réarmer législativement. Ce rééquilibrage est nécessaire au plus haut niveau.
Mais vous décrivez un monde agricole qui devient étranger pour certains magistrats, journalistes, ou élus…
J’évoque le regretté André Alard, qui incarnait ces élus de terrain qui connaissaient la moindre parcelle, le moindre fossé, la vocation de chaque terre agricole. Une nouvelle génération d’élus arrive avec une ambition qui n’est pas forcément l’équilibre des territoires et le maintien d’une activité agricole. Que souhaitent ces maires pour leurs campagnes : se tourner uniquement vers le bien-être ou le tourisme vert ? On voit nos fermes se transformer en grandes maisons d’hôtes, vous retrouvez une cuisine avec un îlot central à la place de la stabulation… Dans un grand silence, que je redoute pour l’agriculture française, plus que les prétendues nuisances !
Vous travaillez parfois avec les syndicats, importants dans le monde agricole, sans appartenir à une chapelle. Quel regard portez-vous sur les récentes élections de chambres, marquées par une percée de la Coordination rurale ?
À l’époque de mes grands-parents, le syndicalisme, je le voyais bien, se traduisait surtout par des moments de convivialité et d’entraide. Je trouve que l’agriculture a tardé à s’organiser face aux oppositions : un projet ciblé par les associations, c’est un cheval de Troie pour casser une filière. Aujourd’hui, le syndicalisme doit aussi investir les prétoires !
Pourtant, vous appelez aussi au dialogue ?
Je ne crois pas qu’on puisse dialoguer avec une personne morale non identifiée. Prenons l’exemple des Soulèvements de la Terre, une association obscure, tentaculaire – j’ai même des confrères qui en font partie –, qui prône la violence, qui propose des kits de destruction sur son site internet… Là, je crois que la conciliation n’est pas possible. C’est pour cela que l’invitation du président de la République lors du dernier Salon de l’agriculture était très mal passée auprès des agriculteurs.
L’intention était peut-être bonne, mais c’était une erreur. Annie Genevard, la ministre de l’Agriculture, a évoqué récemment la restauration des liens entre l’agriculture et la nation. Simplifier et accélérer les procédures, reconnaître l’agriculture d’intérêt général majeur, c’est très bien, mais pour sortir de la défiance installée entre le monde agricole et les services de l’État ou les ONG, il faudra tôt ou tard les réunir. J’appelle dans le livre à un véritable « Varenne de la cohabitation ».

Source : Lire Plus