Un homme seul est une enquête sur l’inconnu qui donna la vie à Frédéric Beigbeder. « J’aimerais avoir un père précis à regretter », écrit celui-ci à propos d’un homme tôt disparu du tableau familial après un divorce rapide. En donnant chair à ce fantôme, l’auteur ne découvre pas seulement un personnage romanesque dont les activités de chasseur de têtes dissimulaient des activités d’espionnage. Il fait également le portrait d’une génération née aux alentours de la Seconde Guerre mondiale qui n’eut de cesse de vouloir oublier les épreuves subies en profitant de tous les plaisirs de l’existence. Au prix d’une certaine irresponsabilité.
Le JDNews. Si votre père était mort disons dix années plus tôt, pensez-vous que vous lui auriez consacré un livre à l’époque ? Ou cela nécessitait-il que vous ayez atteint un certain âge ?
Frédéric Beigbeder. Je n’avais en réalité pas très envie d’écrire un livre sur mon père et l’épidémie de récits née de la perte d’un parent, cette manie de tirer 200 pages d’un événement très banal, m’aurait autrefois inspiré quelques lignes très méchantes. Mais j’avais l’impression de ne pas connaître cet homme, mon père, j’ai voulu faire connaissance. Je n’ai jamais passé autant de temps avec lui que depuis sa mort.
Le livre paraît à un moment où la figure du père est très malmenée, il n’est partout question que de lutte contre le patriarcat. Cela change la signification de votre livre, qui ne sera pas seulement reçu comme un texte intime.
Si on tient vraiment à analyser le patriarcat, il faut s’intéresser aux pères. Mais c’est aussi un texte revanchard qui règle des comptes avec un père absent. Il m’intéressait toutefois beaucoup moins de participer à une compétition de traumatisés que de parler d’une époque, d’une génération. Celles des hommes qui ont grandi pendant la guerre, qui ont connu la faim et le froid avant de passer leur scolarité dans des pensionnats épouvantables. Tout cela permet d’éclairer le patriarcat, ces hommes ont voulu se libérer de toutes les contraintes dans les années 1960 et ont énormément profité de la société de consommation — le cul et le fric. C’était aussi une réaction vitale à l’horreur de la Shoah et de la bombe atomique. Cessons de les juger, essayons de les comprendre.
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Peut-être ne seriez-vous pas devenu écrivain si votre père avait été présent ?
Puisque je voyais très peu mon père, je prenais des notes sur un cahier chaque fois que c’était le cas. Je concevais sans doute l’écriture comme un moyen de rendre durable ce qui était provisoire, les petites vacances ensemble, etc. Je parle dans le livre des notes que j’ai prises tout gamin pendant un séjour en Indonésie, mon père nous collait à la plage parmi les requins et les serpents pendant qu’il allait au bordel ou draguer de manière compulsive. Ça me rendait très admiratif, j’ai d’ailleurs reproduit ce schéma pendant quelques années.
Beaucoup d’informations contenues dans le livre proviennent de ce que vous avez trouvé dans l’ordinateur et dans les papiers de votre père après sa mort. Est-ce que vous mèneriez de nouveau l’enquête si c’était à refaire ?
Suis-je un gros indiscret irrespectueux de la vie de son père ? La réponse est oui. Mon père était un homme pudique, secret, très britannique dans ses manières, qui faisait un métier ultra-confidentiel − il aurait détesté ce livre ! Sans compter qu’il avait expressément demandé que certains documents soient brûlés après sa mort. J’ai désobéi, je l’ai trahi. Mais valait-il mieux que ce livre existe ou n’existe pas ? Ce n’est pas à moi de le dire. En tout cas, il m’a fait beaucoup de bien dans une période difficile où je subissais de graves accusations et j’étais victime d’un infarctus au moment précis où je rendais le manuscrit d’Un homme seul.
Votre père était le chaînon manquant entre le chasseur de têtes et l’espion, vous le surnommez parfois Jean-Michel Bond.
Oui, c’est un peu la classe d’être le fils de James Bond ! C’était un personnage de roman, un type à double identité, à double nationalité, possesseur de passeports à différents noms. C’est lui qui a choisi de vivre en personnage de fiction, pas moi. Il ne manquait qu’un livre pour qu’il le devienne tout à fait.
« J’ai même dû être placé sous protection policière contre des militantes ultra-féministes »
« J’étais réac en 1973, je suis devenu libéral à partir de 1984, communiste en 2002, féministe en 2007 et masculiniste en 2023. Et aujourd’hui, je suis paumé comme tout le monde en attendant d’être remplacé par une I.A. » La différence entre ces périodes, c’est qu’auparavant vous vous définissiez vous-même. Aujourd’hui, ce sont les autres qui vous définissent et vous condamnent en même temps − comme un mâle toxique, par exemple, un suppôt du patriarcat, etc.
Cela fait une dizaine d’années que je travaille pour Le Figaro Magazine, j’ai bien vu changer le regard porté sur moi au fil des années − disons que ma période d’extrême gauche paraissait de moins en moins crédible. Mais c’est devenu beaucoup plus violent au moment de la parution de Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, j’ai même dû être placé sous protection policière contre des militantes ultra-féministes. S’opposer par la force à ce que quelqu’un donne une conférence, ça me dépasse. D’autant que je ne disais rien d’extraordinaire, juste qu’en tant qu’hétérosexuel, j’avais du désir pour les femmes, que je les admirais et fantasmais sur elles.
Écrire sur un père défunt, c’est aussi méditer sur la mort en général. Vous écrivez que « personne n’est prêt pour le grand saut », votre père avait pourtant essayé de s’y préparer.
Il se réclamait du fatalisme, du nihilisme, mais quand la fin s’est rapprochée, j’ai vu quelqu’un de désemparé, terrorisé, pas du tout prêt. Quant à moi, j’ai failli y passer il y a deux mois, et la seule peur que j’ai éprouvée, c’était par rapport à mes enfants. Je me suis dit que pour eux, je n’avais pas le droit de mourir. Sinon, je n’ai pas peur, j’ai l’impression d’avoir fait deux ou trois trucs et je me suis suffisamment amusé.
« Quand on perd son père, je ne sais pas si on accepte sa finitude mais en tout cas on ne fait plus rien d’autre qu’attendre la mort ». C’est votre état d’esprit aujourd’hui ?
C’est mon tour. Quand ton père meurt, c’est que tu es le prochain sur la liste − et j’ai failli devancer l’appel. C’est bien d’en être conscient, ça rend plus vivant. Chaque moment est devenu important. Pendant quarante ans, j’ai aimé fuir la réalité et m’étourdir de diverses manières. Désormais, je choisirai précautionneusement chacun de mes gestes durant le temps qu’il me reste.
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