Elle est arrivée avec un carnet à la main, un de ces carnets qui semblent avoir tout vécu, avec ses pages cornées, ses notes griffonnées à la hâte. « Avoir un carnet à soi me semble essentiel. Comme une chambre à soi, mais transportable », glisse-t-elle en le posant sur la table, en écho à Virginia Woolf. Nayla Chidiac se définit ainsi : une psychologue clinicienne, une femme qui écoute, qui soigne, mais aussi qui écrit, toujours, partout, pour « tenir » – mot qu’elle répète souvent. Tenir un journal, tenir droit, tenir bon. Ses mots, elle les choisit avec soin, comme si leur justesse était une forme d’intégrité.
À travers son dernier livre, L’Écriture qui guérit, elle explore la manière dont les mots peuvent aider à panser les plaies de la guerre et du trauma. « Lire sauve, écrire protège la pensée », écrit-elle. Quand tout s’effondre, quand le réel est devenu un chaos, il reste encore la possibilité de nommer, de transformer l’expérience brute en récit, en poésie, en fragment.
Une enfance au Liban
Nayla Chidiac a grandi au Liban, dans un pays déchiré par la guerre, où la littérature était plus qu’une échappatoire : un refuge, un espace où la pensée pouvait respirer librement. Lectrice insatiable dès son plus jeune âge, elle a aussi bien dévoré les Bibliothèques rose et verte que les ouvrages qui composaient la bibliothèque familiale. Elle cite, pêle-mêle, Yukio Mishima et François Mauriac. Elle parle de cette époque avec une retenue pudique, mais un éclat traverse son regard lorsqu’elle évoque les premiers émois littéraires qui l’ont façonnée. Sigmund Freud, découvert par hasard lors d’un exposé sur le surréalisme, a été une révélation : « J’ai compris que l’inconscient était un territoire aussi vaste que la poésie, que j’ai découverte au même moment avec Paul Éluard. »
De là, une double passion s’est ancrée en elle : celle de la psychologie et celle de la littérature. Ces deux chemins, qu’elle croyait distincts, allaient finir par se rejoindre. Arrivée en France en 1984, elle se plonge dans l’étude de la psychologie clinique. Très vite, elle est confrontée à l’urgence du soin. Dans les années 1990, elle rejoint le dispositif des cellules d’urgence médico-psychologique, créées après l’attentat du RER Saint-Michel en 1995. « Il fallait agir vite, apporter un cadre là où il n’y en avait plus. » À l’hôpital Sainte-Anne, elle rencontre Bertrand Samuel-Lajeunesse, qui l’encourage à trouver une approche innovante du traumatisme. Elle propose alors des ateliers d’écriture thérapeutique. C’est le début d’un long cheminement où elle reliera, patiemment, clinique et littérature. Ses mentors, le professeur Claude Barrois et le psychiatre militaire Louis Crocq, figures majeures du traumatisme psychique, l’ont également encouragée dans cette voie.
« Je ne cherche pas à faire écrire bien, je cherche à faire écrire vrai. Ce qui compte, ce n’est pas le résultat, mais le processus »
Lorsqu’elle parle de ses patients, Nayla Chidiac le fait avec une retenue empreinte de respect, mais aussi avec une ferveur communicative. Elle raconte comment certains, brisés par la guerre ou l’exil, retrouvent peu à peu une voix à travers des fragments, des listes, des poèmes. Clinicienne avant tout, elle revendique une approche sur mesure, ajustée à la singularité de chaque parcours. Ses ateliers ne sont pas des espaces d’apprentissage mais de libération. Mais elle met en garde : l’écriture thérapeutique n’a rien d’un exercice de style ou d’un atelier littéraire. « Je ne cherche pas à faire écrire bien, je cherche à faire écrire vrai. Ce qui compte, ce n’est pas le résultat, mais le processus. » Elle cite René Char : « Les mots savent de nous ce que nous ne savons pas encore. »
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L’écriture ouvre des brèches, dénoue les silences, éclaire ce qui semblait inatteignable. Écrire, c’est tisser du lien, avec soi-même d’abord, avec les autres ensuite. Son approche n’est pas qu’un exercice intellectuel, c’est aussi une manière de réinvestir son corps après un traumatisme : « On oublie trop souvent que l’écriture est un acte physique. Courir, marcher, faire du yoga, et ensuite écrire. C’est ainsi que le corps et l’âme se rejoignent. »
Ecrire l’indicible
« Nous sommes les seuls animaux qui racontent des histoires. Je n’ai jamais vu une fourmi à la Pléiade », plaisante-t-elle. Une manière de rappeler que l’être humain, même face au pire, cherche à mettre des mots. Mais peut-on vraiment écrire l’indicible ? Son livre s’attarde sur cette question, explorant la manière dont certains auteurs ont fait des mots un territoire invincible : Vassili Grossman, Ernst Jünger, Andreï Kourkov, Blaise Cendrars… Elle cite Anna Akhmatova, qui, sous la terreur stalinienne, mémorisait ses poèmes avant de brûler les feuillets où ils étaient inscrits. « Les êtres vivants sont des livres », murmure Nayla Chidiac, presque pour elle-même.
L’écriture, pour elle, est une manière de préserver la pensée dans un monde où elle est souvent menacée. Dans un monde saturé d’informations et d’instantanéité, elle milite pour un retour à la lenteur. « La pensée est de plus en plus éraillée, interrompue par les notifications, les écrans. Écrire, c’est s’accorder un temps pour penser sans être interrompu. » Elle déplore que la lecture soit souvent reléguée à l’arrière-plan, alors qu’elle est essentielle à la construction de la pensée. Cette liberté, elle la défend farouchement. Elle se dit « atterrée » par la censure qui frappe certains auteurs, certains textes. « Il faut pouvoir tout penser, tout dire. En séance, en écriture, il y a cette liberté fondamentale. L’acte d’écrire, c’est déjà un acte de résistance. »
« Les mots nous précèdent et nous suivent »
À ceux qui hésitent à écrire après un traumatisme, elle répond simplement : « Essayez. Mais donnez-vous un cadre. Comme un rituel : un moment précis, un carnet, et surtout, n’ayez pas peur des premiers mots. Ils seront toujours imparfaits, et c’est très bien ainsi. » Nous nous quittons sur cette idée. Elle referme son carnet, mais je sais qu’elle l’ouvrira à nouveau dès que l’occasion se présentera. « Les mots nous précèdent et nous suivent », dit-elle en guise d’au revoir. Dans le tumulte du monde, ils sont peut-être la seule boussole qui vaille.
L’écriture qui guérit, Traumatismes de guerre et littérature, de Nayla Chidiac. Aux éditions Odile Jacob, 288 pages, 23.90 €.
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