Saisir, confisquer, revendre. Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, veut frapper les narcotrafiquants au portefeuille. La circulaire que le garde des Sceaux a adressée aux procureurs la semaine dernière l’atteste : les biens des dealers saisis pourront être revendus avant même que ces derniers soient condamnés. Une volonté qui pourrait buter contre un obstacle : l’investissement de ces trafiquants dans les cryptomonnaies – indépendantes des banques, non plus frappées par des États mais via un registre numérique collaboratif appelé « blockchain ».
Des circuits financiers opaques, difficiles à suivre. Mais les trafiquants ont une difficulté : convertir l’argent liquide de la drogue en cryptoactifs, monnaie 100 % numérique. Ils s’appuient pour cela sur des complices qui disposent déjà d’importantes sommes en crypto et qui acceptent de les échanger contre du cash. Autre solution, les distributeurs de cryptomonnaies : des machines qui permettent d’échanger des billets de banque contre des cryptoactifs. En décembre, la juridiction interrégionale (JIRS) de Paris a procédé à la saisie de treize de ces distributeurs, confisquant ainsi 160 000 euros. « Treize sur des centaines dans le pays, relativise un enquêteur spécialisé. On parle d’un phénomène souterrain qui prend beaucoup d’ampleur, avec des machines à crypto qui s’installent dans des épiceries de quartier, des taxiphones ou des kebabs, tous les hauts lieux du blanchiment en France ! »
« Des machines à crypto qui s’installent dans des épiceries de quartier, des taxiphones ou des kebabs »
Pseudonymat, intraçabilité supposée, instantanéité des flux : les « crypto » séduisent ceux qui veulent blanchir les recettes de leurs trafics. « Le premier atout, c’est de pouvoir déplacer rapidement de grosses sommes d’argent vers des pays exotiques », explique un enquêteur. Car si les cryptomonnaies peuvent prendre de la valeur, sur le modèle des actions boursières, leur utilisation dans l’économie réelle est encore marginale. « Imaginons que vous cherchez à blanchir un million d’euros, illustre le spécialiste. Avec des complices, des sortes de mules numériques, vous ouvrez des dizaines de ‘‘wallets’’ [équivalent d’un compte bancaire sur une plateforme de cryptoactifs, NDLR] afin que votre million d’euros soit divisé en une multitude de sommes. Puis vous faites converger ces sommes vers des plateformes de cryptos qui ne coopèrent pas souvent avec les autorités françaises. De là, vous pourrez reconvertir vos cryptos en argent traditionnel… et bonne chance pour retrouver les fonds ! »
À cette analyse, le colonel Bertrand Michel, commandant en second de l’unité nationale cyber (UNC), un service d’investigation de la Gendarmerie nationale spécialisé dans la cybercriminalité, décrit des autorités déterminées à ne rien laisser passer : « Deux options s’offrent à nous. Soit les actifs de notre cible se trouvent sur des plateformes qui coopèrent avec nos services, et on peut leur demander de bloquer le ‘‘wallet’’ en question. Soit ce n’est pas le cas, et on est obligé d’attendre que la cible tente de convertir ses cryptos en argent traditionnel pour saisir la somme. » Pour accélérer la procédure, le ministère de la Justice, à travers l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), est allé jusqu’à investir les plateformes de cryptomonnaies, en ouvrant son propre « wallet ». « Cela permet de transférer les cryptoactifs directement du compte du mis en cause au compte de l’Agrasc, poursuit le colonel, exactement comme avec une saisie sur un compte bancaire. »
« Ne faisons pas croire aux délinquants qu’ils sont 100 % anonymes avec les cryptomonnaies »
Reste que la bonne volonté des plateformes demeure le facteur clé pour pérenniser les saisies. Et certaines se trouvent sur la sellette, comme Binance, leader mondial de l’échange de cryptomonnaies. Déjà lourdement condamnée par la justice américaine pour blanchiment, la plateforme est aussi sous le coup d’une information judiciaire, en France, pour blanchiment aggravé, notamment dans le cadre du trafic de stupéfiants, allégations qu’elle conteste. « Le principe des cryptos, c’est de créer une monnaie indépendante des États. Si vous permettez à l’État d’aller saisir les sommes qu’il veut, alors les cryptos n’ont plus de raison d’exister », défend un utilisateur de la première heure.
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Un genre de paradis pour les dealers, mais qui n’est pas sans risque. « Le bonheur des uns fait le malheur des autres. Les cryptomonnaies se sont construites sur la transparence et la ‘‘blockchain’’ est en source ouverte. Ne faisons pas croire aux délinquants qu’ils sont 100 % anonymes avec les cryptomonnaies, nous savons les identifier, et nous savons confisquer leur argent », conclut le colonel Bertrand Michel.
Loin d’être un sanctuaire inviolable, l’univers des cryptomonnaies voit les filets de la justice se resserrer progressivement, à condition, toutefois, de pouvoir compter sur la bonne volonté de ces nouveaux géants de la finance mondiale.
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