Le JDD. Dans votre livre, vous expliquez qu’il existe plusieurs formes d’intelligence artificielle, de la technologique la plus basique jusqu’à l’« IA forte ». Quelles différences portent-elles et avec quelles conséquences ?
Luc Ferry. Dire qu’une IA est « faible », ce n’est pas dire qu’elle n’est pas puissante. Puissante, elle l’est puisqu’elle peut battre le champion du monde d’échecs ou de jeu de go, passer une licence de mathématiques, d’histoire, de physique ou de droit sans aucun problème, traduire en quelques minutes un texte de cinquante pages de manière parfaite et en une centaine de langues ou parler avec vous de Victor Hugo ou de Proust comme si elle était humaine. Le mot « faible » signifie seulement qu’elle n’a pas de conscience ni d’émotions ; elle n’est pas vivante. C’est une machine géniale, certes, qui semble humaine, mais qui n’est que mathématique.
Ce qu’on appelle l’IA « forte » serait au contraire une machine dotée de conscience et d’émotions, donc une post-humanité qui serait immortelle, car incarnée dans un corps non biologique. Beaucoup de chercheurs sont convaincus qu’on y arrivera parce qu’ils sont matérialistes, au sens philosophique du terme. Autrement dit, ils pensent que nous sommes nous aussi de simples machines. Je n’y crois pas, mais je consacre un chapitre entier dans mon livre à ce débat passionnant, à la fois philosophique et scientifique.
Selon vous, les intelligences artificielles ne pourront jamais remplacer l’homme – même si elles peuvent le supplanter dans certains domaines précis, dans lesquels les statistiques sont reines…
L’intelligence et les valeurs (morales, esthétiques, politiques et spirituelles) sont des choses totalement différentes. On peut être un génie comme Heidegger et être nazi. C’est un débat crucial que j’analyse car il touche à la question de ce qu’on appelle, en IA, « l’alignement ». Les IA génératives comme Gemini, créée par Google, ou ChatGPT, développée par OpenAI, sont « alignées » sur des codes éthiques. Elles ont des valeurs, elles sont démocrates au sens américain du mot, mais elles ne le choisissent pas. Leurs valeurs sont choisies par les programmateurs qui pourraient aussi bien fabriquer des IA nazies, staliniennes, spinozistes ou kantiennes… Demandez à Chat-GPT s’il faut voter à droite ou à gauche, s’il faut préférer Bach à Boulez, il vous répondra que cela dépend de vos valeurs et de vos préférences. Il ne peut répondre de manière ferme que si on l’a programmé pour. On avait demandé la recette du foie gras à Gemini, il avait refusé de la donner. Pourquoi ? Parce qu’il est programmé pour favoriser la défense du bien-être animal.
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Se pose in fine la question du libre-arbitre : un matérialiste déterministe vous dira que nous sommes nous aussi « alignés » (sur nos gènes, notre classe sociale, etc.). Je défends dans mon livre l’inverse. Le matérialisme et le déterminisme ne sont pas des thèses scientifiques, mais des partis pris métaphysiques illusoires et infalsifiables, comme dit Popper.
« Face à ce grand remplacement, il va falloir organiser au maximum la complémentarité entre l’homme et la machine »
Entre deux positionnements : la peur de l’IA et une survalorisation de l’intelligence artificielle, vous prônez une troisième voie, qui compose avec l’IA. Comment faire ?
Il y a une urgence absolue à réguler les deepfakes (les fausses vidéos) et les jumeaux numériques car nous allons entrer dans un monde où plus personne ne saura ce qui est vrai ou faux ! En outre, l’IA associée à la robotique humanoïde va remplacer, dans la décennie qui vient, des dizaines voire des centaines de millions d’emplois. Ce sera le plus grand problème social du siècle et les patrons de la tech américaine plaident pour cette raison en faveur du Rub (revenu universel de base). Sam Altman, le président d’OpenAI, a déclaré qu’on verrait apparaître dans la décennie qui vient des grandes entreprises sans aucun salarié humain. C’est pourquoi, pendant deux ans, il a financé une étude sur le Rub en payant 2 000 dollars par mois des Américains au chômage. Résultat : anxiolytiques, suicides, alcoolisme… un désastre !
Face à ce grand remplacement, il va donc falloir organiser au maximum la complémentarité entre l’homme et la machine. Cela dit, il n’y pas que des mauvaises nouvelles. Dans le domaine de la santé, en particulier du cancer, l’IA va sauver des dizaines de millions de vies.
La multinationale Meta et son dirigeant Mark Zuckerberg auraient entraîné ses modèles de langage d’IA avecdes ouvrages protégés, et doncdes données piratées. Le domaine de la création artistique est-il menacé ?
À l’encontre d’une idée reçue, l’IA est très créative, en art comme en science. Bien sûr, elle est entraînée sur des œuvres humaines, mais nous aussi ! Bach a pillé Vivaldi, Chopin connaissait Bach par cœur et je ne connais pas un philosophe, un écrivain ou un scientifique qui n’ait jamais étudié l’histoire de sa discipline. L’IA procède comme nous : en s’inspirant des œuvres humaines du passé. De nombreux prix d’art contemporain sont désormais remportés par Midjourney ou Dall-E. Au Japon, une jeune femme a gagné l’équivalent du Goncourt avec une œuvre fabriquée par l’IA. Reste qu’il faut évidemment protéger les œuvres sous droit contre le pillage, qu’il s’agisse d’articles de presse, d’émissions de radio et de télé ou d’œuvres d’art.
« L’IA est très créative, en art comme en science »
Est-ce la seule option pour que la « vieille Europe » ne devienne pas une colonie numérique de l’Asie ou des États-Unis ?
Donald Trump vient d’annoncer qu’il allait investir 500 milliards de dollars dans l’IA. Ceux qui maîtriseront l’IA domineront le monde, y compris bien sûr sur le plan militaire. L’Europe doit se réveiller, nos politiques aussi ! Le rapport Draghi va dans le bon sens, il insiste sur la nécessité d’investir dans ce domaine et il a raison. Si nous ne le faisons pas, et il y a urgence, nous serons une colonie des États-Unis et de la Chine. Notre souveraineté et notre civilisation sont en jeu.
IA : grand remplacement ou complémentarité ?, Luc Ferry, Éditions de l’Observatoire, 350 pages, 23 euros.
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