Antoine de Saint-Exupéry a à peine trente ans, lorsqu’il est nommé à la tête de l’Aeroposta Argentina S.A, filiale de l’Aeropostale française. Le pilote déjà écrivain n’est pas encore tout à fait célèbre, même s’il vient tout juste de publier chez Gallimard son premier roman, Courrier sud, dans lequel il raconte la magie du désert. Il débarque dans la capitale argentine le 12 octobre 1929 et loue une chambre au Majestic Hotel, sur la très élégante Avenida de Mayo, réplique des grandes avenues haussmanniennes parisiennes. C’est sur la terrasse qu’il prend son café-croissant le matin, quand ce n’est pas au très élégant café littéraire Tortoni, fondé en 1858, un peu plus loin. Grâce à son collègue et ami Jean Mermoz, il trouve rapidement un appartement au 165 rue Florida, au cœur de la Galeria Güemes, très moderne et chic, avec sculptures et bas reliefs en bronze ou marbre, luminaires fleuris. Inauguré en 1915 par un architecte italien, cet immense édifice de style art nouveau est alors un lieu à la mode, avec ses innombrables magasins, restaurants et son théâtre.
À l’époque, l’immeuble en béton armé aux faux airs de gratte-ciel new-yorkais est également le plus haut de Buenos Aires. Du mirador, tout en haut, on distingue parfaitement cette nouvelle Babel, construite verticalement, au-dessus des petites maisons coloniales du port de la Boca. « Devant une fenêtre, il s’arrêta et comprit la nuit. Elle contenait Buenos Aires, mais aussi comme une vaste Nef, l’Amérique », confirme-t-il dans son roman Vol de Nuit. Buenos Aires est alors la capitale tentaculaire d’une puissance mondiale émergente, humainement dense, un peu trop à son goût, alors qu’il arrive pétri de son expérience saharienne…
Dans l’antre de Vol de Nuit
Il faut prendre le vieil ascenseur métallique, monter au sixième étage, pour trouver facilement l’appartement 605 de l’écrivain, aujourd’hui devenu un musée, grâce aux efforts de sa famille et de l’ambassade de France. « Le choc était trop brutal pour lui, alors qu’il avait l’habitude de faire la liaison entre Paris et Cap Juby au Maroc, avec le Sahara pour seul horizon. Mais c’est pourtant dans cette solitude citadine qu’il va rédiger l’un de ses plus beaux romans, Vol de Nuit », précise au JDD Clara Rivero, historienne spécialiste.
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Au début de son séjour, « Tonio » fait de simples allers et retours entre le siège de l’Aéropostale, calle Reconquista, à 100 mètres de son appartement. Il trépigne de repartir en mission, alors qu’il s’ennuie de cette vie au sol :« Les secrétaires somnolaient dans les bureaux », se navre-t-il dans Vol de Nuit. S’il ne reste pas grand-chose de son passage, tous les meubles d’origine ayant disparu, la salle de bains, elle, n’a pas changé, avec son lavabo art déco en porcelaine, sa grande baignoire.
« On raconte que Saint-Ex y avait déposé un bébé phoque retrouvé sur une plage de Patagonie »
« On raconte que Saint-Ex y avait déposé un bébé phoque retrouvé sur une plage de Patagonie », confie au JDD Cecilia Osler, directrice de l’administration de la Galeria Güemes. On peut tout de même y admirer de nombreuses photos inédites, dont une prise avec son copain Guillaumet au Parc Japonais de Buenos Aires. Il y a aussi la correspondance avec sa mère Marie de Saint-Exupéry, des maquettes de ses avions, dont les Laté 25 et 28, monoplans robustes avec lesquels il inaugura le tronçon Bahia Blanca – Comodoro Rivadavia le 1er novembre 1929. Frédéric d’Agay, historien, mais surtout petit-neveu de Saint-Exupéry, a découvert l’appartement de son oncle en 1999. « J’ai retrouvé le lieu en relisant les échanges de lettres avec mon arrière-grand-mère. Ensuite, j’ai remonté le fil d’une véritable enquête car il y avait encore des gens qui l’avaient connu. Et c’est comme ça que j’ai poussé la porte de cet appartement devenu alors un cabinet d’avocats ».
C’est donc là, dans ce deux-pièces au milieu du tumulte de « Porteno » (nom de Buenos Aires) qu’il rédige Vol de Nuit, le soir quand il n’est pas en mission ou de sortie au cabaret Tabaris juste à côté sur l’avenue Corrientes, à écouter des airs de tango de Carlos Gardel. C’est là aussi qu’il reçoit discrètement sa future épouse : la salvadorienne Consuelo Gomez Carrillo, veuve extravagante d’un écrivain guatémaltèque, croisée début 1930 à la conférence de son ami critique littéraire Benjamin Crémieux dans les salons de l’Alliance française.
À Buenos Aires, il découvre aussi l’intelligentsia locale, qui se retrouve dans la luxueuse villa de Victoria O’Campo, essayiste féministe, proche amie de Jorge Luis Borges, qui vit pour sa part une passion tumultueuse avec l’écrivain Pierre Drieu La Rochelle, ami de Saint-Ex. Ils se croisent de temps en temps. « Saint-Ex n’était pas très mondain mais c’était un homme de la nuit, qui aimait veiller dans les bars, pour discuter avec les gens simples. Il aimait la bonne viande, le bon vin. Il a tout de suite été accepté par les Argentins comme l’un des leurs », précise encore Frédéric d’Agay au JDD.
« En Argentine, Saint-Ex fait partie des légendes »
Depuis Buenos Aires, Saint-Exupéry a surtout pour mission d’ouvrir la ligne sud-Patagonie vers toutes les villes jusqu’à Punta Arenas, au Chili. À ce titre, le film Saint-Ex raconte sa quête pour retrouver son camarade Henri Guillaumet après le crash de son avion dans la cordillère des Andes. « J’ai toujours devant mes yeux ma première nuit de vol en Argentine, une nuit sombre où scintillaient seuls, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la plaine. Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience », écrira-t-il encore dans ce même ouvrage, paru en 1939. « Sans le savoir, il a permis aux gauchos, aux habitants de la Pampa d’être reliés au monde entier », résume Frédéric d’Agay ».
Aujourd’hui on joue régulièrement El Principito au Théâtre Opéra
C’est grâce à une sœur bénédictine, véritable mémoire de l’écrivain en Argentine, que ce dernier a pu retrouver tous les lieux de l’écrivain, comme la piste de décollage avec ces hangars encore debout, dans le quartier Général Pacheco, au nord de Buenos Aires. « De Buenos Aires à Rio Gallegos en Patagonie, j’ai retrouvé des “aficionados” de Saint-Ex, qui avaient toujours une anecdote à me raconter. Au passage, c’était souvent la même, à propos du Petit Prince soi-disant écrit en Argentine, alors que le célèbre conte fut rédigé longtemps après, à New York. En Argentine, Saint-Ex fait partie des légendes. Il est d’ailleurs considéré comme un écrivain argentin », conclut ce dernier.
Antoine de Saint-Exupéry quitte définitivement Buenos Aires le 31 mars 1931, qu’il compare alors à un « trésor fabuleux ». Aujourd’hui, sur l’avenue Corrientes, le Broadway local, à côté de là où il vécut, on joue régulièrement El Principito, Le Petit Prince, au Théâtre Opéra, dans un bâtiment futuriste, typiquement art déco, inauguré peu après son départ.
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