Il y a des bonheurs dont on ne devrait pas avoir honte. Par exemple, lorsqu’une production culturelle du régime diversitaire s’effondre lamentablement sous nos yeux, comme c’est le cas avec Toutes pour une, cet effrayant navet financé à même l’argent des Français. De temps en temps, les sermonneurs sans talent qui se prennent pour des artistes doivent recevoir symboliquement une gifle du public. Je n’en tire hélas pas grands espoirs pour la suite : le régime continuera de produire de l’art-propagande, comme les pays communistes produisaient le leur, également catastrophique : c’étaient les grandes heures du réalisme socialiste.
On connait la réponse habituelle contre l’art propagande : il faut défendre l’art pour l’art ! Et chanter quelque chose comme une esthétique pure. Dit autrement : l’art et la politique ne font pas bon ménage. Longtemps, cela me semblait aller de soi. Mais c’était avant de rencontrer l’œuvre de Laurent Dandrieu. S’il n’était pas marqué à droite – notre homme est journaliste à Valeurs actuelles depuis 30 ans, ça ne pardonne pas, chez les mondains qui dominent encore la vie culturelle parisienne – il serait considéré comme un des intellectuels français les plus subtils, et ses livres seraient discutés dès qu’ils paraissent. Notamment, mais pas seulement, ses livres sur la culture.
Dandrieu a une conviction : l’art est toujours inspiré. Il l’est par une vision politique, religieuse, philosophique, qui s’accouple avec une esthétique. Évidemment, si cette œuvre est nulle, elle aura beau se réclamer de la plus belle philosophie, nous la négligerons. L’art serait même porteur d’une morale, comme il cherche à nous en convaincre dans ses critiques cinématographiques. Dans Le Roi et l’architecte, il s’était lancé à la recherche des origines du style français, en racontant le séjour du Bernin à Paris. Dans La confrérie des intranquilles, qui lui a valu un prix de l’Académie française, il s’intéressait aux écrivains faisant l’expérience de l’angoisse propre à la modernité.
Louis XIV avait compris que le pouvoir a besoin de se mettre en scène, sans quoi il finit par se dissoudre
J’en arrive à son dernier livre, Le roi et l’arlequin (2024, Artège), consacré à la relation entre Louis XIV et Molière. On connaît leur admiration mutuelle. Dandrieu nous raconte leur amitié, et la convergence de leurs visions. Louis XIV avait compris que le pouvoir, par définition, a besoin de se théâtraliser, de se mettre en scène, sans quoi il devient invisible et finit par se dissoudre. L’attention planétaire accordée à l’inauguration de la seconde présidence de Donald Trump suffira à nous en convaincre. Inversement, la froideur et la sécheresse du pouvoir européiste, son manque de chair, de substance, qui lui sont inaccessibles, d’ailleurs, contribuent au mépris qu’il inspire.
Molière, protégé par Louis XIV, s’adonne de son côté à un théâtre qui est l’autre nom d’une critique sociale. Il nous parle encore des siècles plus tard. Une partie de l’esprit français, du génie français, de l’identité française, s’est probablement fixée à ce moment. On y verra la prise d’un pli. Je cite Dandrieu : « Molière, c’est le moment où l’esprit français, sans basculer dans la sécheresse du cartésianisme, montre qu’il est capable de résister aux excès de toute sorte, de brider les furies des passions. » Le théâtre de Molière rappelle au souverain « la modestie des imperfections humaines ». L’ironie, le rire, évitent à l’homme l’ivresse d’une grandeur le poussant à se prendre pour Dieu.
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Roger Scruton était hanté par une question qui rejoint notre sujet : pourquoi les conservateurs en sont-ils venus à croire que la beauté appartient exclusivement au passé, notamment sur le plan architectural ? La réponse est assez simple : parce que la modernité défigure le monde en le fonctionnalisant intégralement. Scruton jugeait cette résignation intenable. Il importait pour cela, selon lui, de se reconnecter à cette source féconde qu’est la tradition, pour la réinventer. D’un livre à l’autre, n’est-ce pas ce à quoi nous invite Laurent Dandrieu ?
Le Roi et l’Arlequin : Louis XIV, Molière et le théâtre du pouvoir, Laurent Dandrieu, 2024, Artège.
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