Pas un jour ne passe sans que le narcotrafic alimente l’actualité. Règlements de comptes, extorsions, assassinats, arrestations, consommation et saisies en augmentation… De quoi faire réagir les ministres de l’Intérieur et de la Justice, qui affichent systématiquement leur détermination à éradiquer le phénomène. Quitte à reprocher aux consommateurs d’alimenter des réseaux mortels, désormais identifiés comme sources de déstabilisation du pays tout entier. C’est dans ce cadre que les riverains de la salle de shoot de Paris tentent de se faire entendre.
Réunis dans l’appartement de l’un d’eux, quelques membres du collectif Riverains Lariboisière-Gare du Nord se confient, et le ton est à l’inquiétude : en octobre prochain, l’expérimentation de la salle de shoot de la rue Ambroise-Paré, dans le 10e arrondissement, arrivera à son terme. Or le cadre d’expérimentation défini par la loi prévoit que « dans un délai de six mois avant le terme de l’expérimentation, le gouvernement adresse au Parlement un rapport d’évaluation de l’expérimentation, portant notamment sur son impact sur la santé publique et la réduction des nuisances dans l’espace public ». C’est donc dans les prochaines semaines ou mois que ce travail sera fait, destiné à éclairer la prise de décision des parlementaires. Ce rapport d’évaluation les inquiète. « Sur quelle base sera-t-il rédigé ? » s’interrogent ces riverains qui n’ont pas (encore ?) été approchés.
Des rapports qui posent question
En 2021, un premier rapport commandé à l’Inserm par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Midelca) dressait un bilan positif de l’expérimentation. « Et depuis, tout le monde suit, regrette un membre du collectif. En 2021, une mission flash parlementaire s’est par exemple contentée de reprendre les conclusions favorables de ce rapport. » Mais d’autres travaux pourraient être pris en compte cette année : un second rapport de l’Inserm confié, comme le premier, à la sociologue Marie Jauffret-Roustide, qui devrait porter sur la sécurité dans l’espace public, sans que le collectif concerné n’ait encore été contacté ; un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales-Inspection générale de l’administration (Igas-Iga) – réclamé par le ministère de la Santé – qui entérine celui de l’Inserm ; une étude de la Fondation Jean-Jaurès qui devrait être positive elle aussi.
Pour chacun de ces travaux, les riverains dénoncent la non-prise en compte de leur vécu dégradé depuis l’ouverture de la salle en 2016 et le « déni de la réalité ». Au sujet du rapport de l’Igas-Iga, ils déplorent « une place dérisoire accordée au point de vue des riverains, recueilli lors d’une réunion Zoom d’à peine une heure ». Quant à celui de la Fondation Jean-Jaurès : « L’auteur nous a rencontrés en fin de parcours, et n’a pas caché son parti pris pour la SCMR [salle de consommation à moindre risque, NDLR]. »
Les riverains dénoncent la non-prise en compte de leur vécu dégradé et le déni de la réalité
Ils souhaiteraient rencontrer le ministre de l’Intérieur ainsi que ceux de la Justice et de la Santé pour faire entendre leur voix. Avec deux sujets de discussion majeurs en tête : la transformation de leur quartier devenu le théâtre de nuisances générées par la population attirée par la salle ainsi que le deal qui lui est « consubstantiel » ; la politique de prise en charge des toxicomanes portée par cette salle qu’ils jugent « en contradiction avec la lutte contre le narcotrafic ».
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Leur problème se résume à un sigle : SCMR. Le grand public les connaît sous le nom de « salles de shoot ». En 2016, deux expérimentations ont été lancées à Paris et à Strasbourg sous le nom moins inquiétant de « salle de consommation à moindre risque ». À partir de 2022, c’est même le terme « Halte soins addictions » qui a été choisi. Ces expérimentations, qui devaient s’achever en 2022, ont été prolongées jusqu’en octobre 2025. Au grand dam des riverains parisiens. Car c’est surtout celle de Paris, installée au milieu d’habitations, de commerces et d’écoles, qui pose problème, celle de Strasbourg ayant été judicieusement placée loin des riverains.
Au moment de l’installation, en 2016, deux comités ont vu le jour à Paris. Le premier réunit la municipalité, l’ARS, la Midelca, la préfecture de police et l’association Gaïa qui exploite la salle ; les riverains n’y sont pas représentés. Le second est placé sous l’autorité de la maire du 10e arrondissement et intègre les riverains. Mais depuis le premier jour, ou presque, ces derniers n’y voient qu’une « chambre d’enregistrement et un simulacre de démocratie ». Plus encore depuis la parution de la fameuse évaluation de l’Inserm, confiée à la sociologue Marie Jauffret-Roustide. Ses recommandations avaient été reprises par le ministre de la Santé de l’époque, Olivier Véran, dans l’arrêté de janvier 2022 qui autorisait l’ouverture d’autres salles… « Cette évaluation a été centrale dans les débats depuis sa publication en 2021, et le sera encore cette année, précise un riverain. Or ceux qui la citent ne l’ont pas lue dans le détail, et ses conclusions – favorables – ne reflètent ni les biais méthodologiques, ni le contenu partial de l’étude ! »
« Vivre avec les drogues »
C’est un fait, Marie Jauffret-Roustide ne cache pas son parti pris. En avril dernier, sur Franceinfo, elle déclarait : « Dans un régime de prohibition comme la France, les personnes ont honte de leur usage et […] vont avoir du mal à aller vers les soins… » Modèle qu’elle opposait à celui qu’elle défend donc : « Dans un régime alternatif soit de dépénalisation de l’usage, soit de légalisation de certaines substances, il va être beaucoup plus facile de parler de ces difficultés de consommation. » Son étude, elle, s’inscrit dans le cadre de la « nouvelle santé publique » dont la définition, donnée dans le rapport, tranche avec la position des ministres de l’Intérieur et de la Justice. Elle repose sur une approche qui considère qu’il faut « vivre avec les drogues, tout en réduisant les risques sanitaires qui leur sont associés », promouvoir « un ensemble de discours et de pratiques qui valorisent les capacités des individus à se prendre en charge » et renoncer « à l’idéal d’éradication des toxiques illicites ». Sylvie, une riveraine, décrypte : « Ni réprimer le trafic, ni soigner les personnes victimes d’addiction, mais considérer celle-ci comme une pratique sociale à accompagner. Le tout aux frais de l’État et des collectivités locales, ainsi qu’aux dépens des riverains ! »
« Le tout aux frais de l’État et des collectivités locales, ainsi qu’aux dépens des riverains ! »
L’évaluation de l’Inserm comporte trois volets : l’efficacité de ces salles sur la réduction des pratiques à risque, leur évaluation économique ainsi que leur impact sur la tranquillité publique. « Tout est biaisé », répète un riverain. Les exemples fusent. D’abord, sur l’efficacité de la salle. Alors que la réduction des risques est l’objectif premier, l’étude reconnaît qu’elle « n’a pas permis d’améliorer l’accès au dépistage VHC, aux médicaments de l’addiction aux opiacés, à la médecine de ville », même si elle précise que la fréquentation de la salle a permis de traiter certaines pathologies liées aux injections et de réduire le nombre d’overdoses. Concernant l’espérance de vie, le bilan est pourtant léger : « 22 décès évités grâce aux SCMR sur dix ans à Paris et 21 à Strasbourg, soit des diminutions de respectivement 6,7 % et 9,6 % du nombre de décès qui auraient été observés sans SCMR. » Autrement dit, « une augmentation d’espérance de vie de 5 à 6 mois dans les populations fréquentant les SCMR ».
Par ailleurs, l’étude n’aborde pas le sevrage ou la sortie de l’addiction des usagers. Elle précise même que, parmi ces derniers, « plus de 93 % souhaitent continuer à l’utiliser ». « Voilà, ce n’est pas le soin qui prime, mais l’accompagnement », peste un riverain. Et c’est notamment pour cette raison que les académies de médecine et de pharmacie sont opposées à ces structures. Les riverains, quant à eux, soulignent une « contradiction flagrante » entre la volonté de l’État de mener « la lutte contre un trafic de drogue mortel, et d’accorder en même temps une délégation de service public à des associations qu’il finance, qui sont ouvertement favorables à la dépénalisation des drogues, et dont l’objectif est juste d’en accompagner la consommation ».
Le deal « omniprésent »
Une chose est sûre, ces riverains-là ne souhaitent pas « vivre avec les drogues ». Ni eux et leurs nombreux témoignages envoyés aux différents ministères, à la mairie, au commissariat ou à la préfecture, ni les cinq professeurs de l’hôpital Lariboisière qui ont alerté par lettre, en 2018, sur la dégradation observée, ni les trente commerçants qui ont adressé un courrier à toutes les autorités concernées pour s’alarmer de la baisse de leur chiffre d’affaires… Aucun n’a été pris en compte dans l’étude de l’Inserm.
Une chose est sûre, les riverains ne souhaitent pas « vivre avec les drogues »
Comment donc la « tranquillité publique » a-t-elle été évaluée ? La sociologue indique s’être rendue sur place deux fois par semaine pour compter le nombre de seringues et d’emballages trouvés à proximité de la salle. Elle conclut qu’il y en a moins qu’avant, tout en mentionnant que « la présence de sang dans ou sur les seringues est, elle, en augmentation ». Elle précise toutefois ne pas tenir compte, pour des « questions éthiques », des centaines de scènes d’injection photographiées par des riverains depuis 2016. Mais ce n’est pas ce qui choque le plus les voisins : « L’étude n’évoque absolument pas le deal qui est devenu omniprésent. »
Et pour cause : les usagers doivent se procurer la drogue avant d’arriver dans la salle. Pour permettre son fonctionnement, le procureur de la République a donc défini un périmètre d’immunité pénale autour, autorisant l’usager à détenir strictement la quantité de stupéfiant qu’il y consommera. « Et vous croyez qu’en l’absence de policiers positionnés en permanence, les dealers n’en ont pas profité pour venir faire leurs affaires ? » La question de la sécurité est rapidement balayée, malgré la consignation de nombreux faits dans l’étude elle-même : « Le quartier n’est pas considéré comme particulièrement problématique en matière de délinquance depuis l’installation de la SCMR. » Une affirmation relativisée par la décision du préfet de police, en 2018, d’intégrer le quartier à la zone de sécurité prioritaire et la précision écrite dans la foulée par la commissaire de l’époque, qui constatait que la moitié des faits de délinquance constatés dans toute la zone en question étaient à proximité de la salle. « Tout est comme ça… l’étude sert d’alibi scientifique, mais dans le détail, quantité d’affirmations sont infondées voire mensongères », martèle un riverain.
Des coûts dissimulés
L’étude précise enfin le coût de l’opération. En 2016, l’aménagement est chiffré à plus d’un million d’euro, et l’équipement à 38 000. Ensuite, seuls les frais de fonctionnement entre 2016 et 2019 sont révélés : 448 600 euros la première année, 2,5 millions quatre ans plus tard. Et ce pour une ouverture en journée, alors que le rapport recommande l’ouverture continue. Mais l’étude conclut à un coût efficace global en faveur des SCMR, malgré plusieurs contre-arguments. « À ceci près qu’elle ne mentionne pas le coût des changements de systèmes de fermeture des portes, de l’installation de vidéosurveillance dans les halls, des barreaudages des fenêtres décidés après des intrusions, conteste une riveraine. Ni l’encagement des entrées du parking, la fermeture des stations de voitures en libre-service, la baisse du chiffre d’affaires des commerces ou le recrutement de vigiles privés… Des coûts que nous avions pourtant indiqués lors des comités de voisinage auxquels participait l’auteur du rapport. »
« C’est une stratégie ! Opposer aux riverains une accumulation de rapports et d’études qui se présentent comme scientifiques et objectifs »
Et même si l’étude enregistre certaines faiblesses du dispositif, ses conclusions et recommandations servent d’arguments aux promoteurs des salles de shoot. « C’est une stratégie ! Opposer aux riverains une accumulation de rapports et d’études qui se présentent comme scientifiques et objectifs », résume un riverain. Mais le collectif insiste : « Soit l’expérimentation de la salle était concluante à l’échéance de 2022 – après le rapport, donc – et il fallait alors la pérenniser, soit elle n’était pas concluante, et on ne comprend pas pourquoi elle a été reconduite et encouragée. » Si les riverains se plaignent de ne pas être entendus des pouvoirs publics, ils l’ont été d’autres citoyens puisque toutes les tentatives d’installation de nouvelles salles, partout en France, se sont accompagnées de protestations systématiques du voisinage
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