Le film Conclave, à l’esthétique lamée mais à l’intrigue farfelue, devrait connaître un regain d’intérêt alors que s’ouvre vraiment l’élection du nouveau pape par les prélats du Sacré Collège, modèle unique d’élection sans candidat. Dans cette période incertaine de sede vacante propice à toutes les supputations, le scrutin s’ouvre dans un climat agité par les scandales financiers et sexuels, sur fond de polémiques autour du célibat sacerdotal et de l’ordination des femmes. D’aucuns prophétisent, ou souhaiteraient, la fin de l’institution romaine minée par les crises et les dissensions. C’est oublier que l’Église visible n’a jamais cessé d’être un signe de scandale pour ses adversaires.
Saint Augustin rappelait que la vie de l’Église a toujours été un combat puisque « deux amours ont fait deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste ». Citadelle assiégée depuis que le « vicaire du Christ » y a établi le trône de Pierre, l’Église catholique a affronté bien des tempêtes qu’elle a toujours surmontées. Rome est toujours revenue dans Rome. Aujourd’hui, des inquiétudes se font de nouveau jour, y compris parmi les croyants. L’histoire bimillénaire de la papauté devrait pourtant les incliner à l’espérance.
Des hérésies aux schismes
Au lendemain de Pâques, la nouvelle alliance institua l’Église à travers laquelle, désormais, devait se réaliser la royauté du Christ. Mais Siméon avait prévenu Marie, « celui-ci a été établi pour la ruine et la résurrection d’un grand nombre en Israël et comme un signe de contradiction ». Ceux qui ne comprirent pas l’amour du Christ s’employèrent à poursuivre la lutte contre l’institution à laquelle le troupeau fut remis jusqu’à la consommation des temps. Seule Rome, comme centre de l’Empire, pouvait donner, selon Paul, toute sa plénitude à la mission d’évangélisation. L’évêque de Rome ne s’inscrit alors plus seulement dans la mémoire apostolique de Pierre mais aussi dans l’héritage impérial. Doté du pouvoir de gouverner, d’enseigner et de sanctifier, le pape incarne dès lors l’unité de l’Église visible et universelle.
« Chaque convulsion ayant pu flétrir le prestige de la papauté sécréta aussi un regain de vitalité de l’institution »
Ensemble de croyances autant que système de représentation du monde, le christianisme, irréductible à la modernité, est l’objet d’inévitables conflits. Des hérésies ariennes, nestoriennes et « cathares » jusqu’à la dissidence protestante, rien ne lui aura été épargné. Les États du pape, continuellement soumis aux luttes claniques, ont été plusieurs fois attaqués, envahis et pillés, comme lors du sac de Rome en 1527. Opposé aux princes germaniques lors de la querelle du sacerdoce et de l’Empire ou au roi de France qui l’humilia à Anagni (1303), le pape connut l’exil à Avignon, fut défait par des antipapes et même emprisonné, comme Pie VII par Napoléon Ier.
Sans doute le grand schisme qui conduisit l’Église à se trouver dotée de deux papes en 1378, puis trois en 1409, a-t-il constitué la plus grave menace pour l’unité de la chrétienté. Rien ne semble résoudre un conflit amplifié par l’ingérence des souverains européens qui sèment les soustractions d’obédience. Le schisme pontifical devient ecclésial. Les errements de la papauté dispersée à Pise, Avignon ou encore Rodez, affligent des fidèles qui ne savent plus comment préparer leur salut. L’historiographie anticléricale se déchaîna contre Rome accusée d’avoir perverti l’esprit de l’Église primitive, minimisant le poids des ambitions nationales.
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Mais chaque convulsion ayant pu flétrir le prestige de la papauté sécréta aussi un regain de vitalité de l’institution. La réforme grégorienne, les conciles de Latran IV (1215) ou de Bâle (1449) ont restauré l’autorité de Rome et l’unité de la chrétienté. La déchirure protestante débouche au XVIe siècle sur le concile de Trente qui promeut une réforme catholique dont les effets sont encore sensibles aujourd’hui. Même la crise révolutionnaire, dont l’« une des premières démarches, dit Tocqueville, a été de s’attaquer à l’Église », précéda un renouveau spirituel inédit.
Peser sur le monde temporel
Cette permanence ecclésiale tient beaucoup à la personnalité du souverain pontife, souvent plus politique que pur esprit. Les hérésies ont été vaincues par la fermeté des papes. Grégoire VII au XIe siècle puis Innocent III au XIIIe siècle ont renforcé l’autorité pontificale. À la Renaissance, le volontarisme d’Alexandre VI Borgia et de Jules II, sans doute peu vertueux mais véritables chefs d’État, empêche l’Église de sombrer. Quand les États pontificaux sont brutalement diminués au XIXe siècle, l’énergie de Pie IX permet à la papauté de gagner en puissance spirituelle par l’infaillibilité doctrinale ce qu’elle perd en souveraineté politique lors du concile du Vatican en 1870. Mais le successeur de Pierre n’a pas renoncé à peser sur le monde temporel pour le bien commun.
En 1972, Paul VI dénonçait « la fumée de Satan » du modernisme à l’œuvre dans l’Église, dans le sillage de Mai 68. Le pontificat de Jean-Paul II aura bouleversé l’ordre mondial en accélérant la chute du communisme. Benoît XVI n’a pas eu de mots assez durs contre les méfaits du relativisme moral, y compris au sein de l’institution ecclésiale. Réformiste, François n’aura pas manqué d’apostropher l’opinion mondiale sur le sujet des migrants, de l’écologie ou des minorités sexuelles.
La crise actuelle de l’Église nourrit une querelle aussi doctrinale que disciplinaire. Les débats portant sur la vision de la famille, les restrictions de la liturgie traditionnelle, la bénédiction des couples homosexuels font peser un risque de sécession des Églises américaine et africaine. Les spéculations sur le futur pontife, annoncé comme le dernier par Malachie au XIIe siècle, menaceraient-elles l’avenir de l’Église ? L’aspiration commune à l’unicité de la tunique du Christ a préservé la papauté de toute discontinuité. Instruite de cette expérience et confiante dans la vertu d’espérance, l’Église sait qu’elle a l’éternité pour elle, un temps suffisant pour continuer d’éclairer le monde.
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