« Nom de Dieu, Boudin, vous êtes un séraphin ; il n’y a que vous qui connaissiez le ciel ! » s’exclamait Courbet. En sortant du musée Marmottan Monet, ce cri baroque résonne comme une évidence. Le peintre normand, mis en lumière par l’exposition « Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme – Une collection particulière », n’était pas seulement un pionnier.
Il fut un alchimiste, un poète météorologique captant l’atmosphère de ciels instables et de marées évanescentes. Il fallait le regard de l’historien d’art Laurent Manœuvre, commissaire de l’exposition et fin connaisseur de Boudin, pour orchestrer cette déambulation subtile à travers son œuvre.
Une mélancolie tranquille
Le parcours s’appuie sur une collection privée d’exception, celle de Yann Guyonvarc’h, entrepreneur franco-suisse féru de mathématiques, qui pendant quinze ans a traqué les œuvres de Boudin avec une méthode quasi-algébrique. Résultat : un ensemble de près de 200 œuvres, dont 80 sont montrées ici, en parfait état. Laurent Manœuvre ne cache pas son admiration pour cet autodidacte et la qualité de sa collection : « Regardez, il n’y a pas la moindre craquelure : Yann Guyonvarc’h n’a acquis que des toiles de premier rang, avec un goût et un instinct très sûrs. C’est aussi dû à la discipline et au travail minutieux de Boudin, qui était un très bon coloriste. »
Né à Honfleur, fils de marin devenu papetier-encadreur au Havre, Eugène Boudin découvre la peinture tardivement, mais s’y jette avec la ferveur de ceux qui veulent embrasser le monde. Très vite, il comprend que ce n’est pas dans l’atelier mais dans le vent, le sable, face aux embruns, qu’il trouvera son langage. Sa devise pourrait être cette phrase griffonnée dans un carnet : « La lumière surtout ! Chercher son rayonnement, la fulguration, la condenser, la poursuivre dans sa chaleur. »
Peintre du ciel
Boudin est un peintre du ciel avant tout, au point que Baudelaire lui-même, pourtant peu sensible à l’avant-garde picturale, évoquera dans ses œuvres des « beautés météorologiques ». Dans ses toiles, l’air est palpable. Les nuages filent en désordre, s’embuent, les formes se défont dans un halo salin. Émile Zola admirait ses « grands ciels d’un gris argentin », ce gris changeant, quasi sonore, que seul un œil affûté peut entendre. De Trouville à Camaret, de Deauville à Venise, les paysages d’Eugène Boudin tracent une géographie sentimentale, une cartographie de la lumière.
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Chaque lieu – port, plage, crique, pâturage – devient un laboratoire de variations atmosphériques. Il y a là quelque chose d’éminemment proustien, une mélancolie tranquille. Ces élégantes en crinoline qui se promènent sur les plages pendant que des enfants construisent des châteaux de sable, ces conversations suspendues entre ciel et mer, semblent attendre une sonnerie de dînettes au Grand Hôtel ou la venue d’un amour jamais nommé.
« Vous êtes doué, ça se voit, venez dessiner dehors avec moi »
Dans ce parcours, un fil discret mais solide relie Boudin à son illustre élève et ami, Claude Monet, qu’il extirpa un jour de la papeterie où le jeune homme vendait des caricatures. « Vous êtes doué, ça se voit, venez dessiner dehors avec moi », lui aurait-il dit, ce qui rebute d’abord l’étudiant. Ce geste modeste fut déterminant. Monet confiera plus tard : « Je dois tout à Boudin. »
Pour autant, l’aîné ne s’est jamais reconnu dans le mouvement qu’il aura tant inspiré. Boudin s’est tenu à distance des impressionnistes, reprochant à certains une peinture relâchée. Il participa à la première exposition du groupe en 1874, mais n’y reviendra jamais. Lui veut peindre vite, certes, mais bien. Sous le geste libre, la précision du dessinateur, de l’observateur obsessionnel. Après sa mort, plus de 6 000 dessins préparatoires sont retrouvés dans son atelier. Laurent Manœuvre évoque une parenté avec Edgar Degas, autre solitaire du groupe : même usage subtil du pastel, même goût de la ligne précise, fraternité dans la technique.
Un pas vers l’abstraction
De son vivant, le succès de Boudin est contrasté. Ses plus fidèles acheteurs ? Des hommes de lettres, ou issus du milieu artistique, intellectuel et musical, tous séduits par l’intelligence lumineuse de sa peinture, mais rarement très fortunés : Tourgueniev, Alexandre Dumas fils, et surtout George Feydeau qui, à la fin de sa vie, ruiné, conserve dans sa modeste chambre d’hôtel un tableau de Boudin auprès de lui. Paul Durand-Ruel, grand marchand des impressionnistes, lui achète plus de 400 tableaux.
Plus tard, son œuvre séduit jusqu’à la styliste Jeanne Lanvin, qui collectionne ses scènes de plage. Il faudra néanmoins attendre pour qu’on saisisse ce que Boudin apportait sans bruit, qu’on mesure l’audace de ce peintre sans école. Il y a quelque chose d’étrangement moderne dans ces toiles pleines d’air. Comme si Boudin, en effaçant les contours, en rendant le ciel plus important que le sujet, annonçait une peinture de la sensation pure – un pas vers l’abstraction, presque. Dans ses vues tardives du Croisic, la couleur s’intensifie, le geste oscille entre saccade et retenue, les empâtements côtoient les espaces laissés vides de la toile.
La scénographie du musée est à la hauteur de la collection présentée. Le visiteur chemine dans un espace aéré, baigné d’une lumière douce, rythmé de motifs rayés qui évoquent les tentes de plage ou les robes à corsage des années 1860. On y ressent le vent, on y entend presque les mouettes. Il faut alors se laisser emporter, comme Boudin, par le vent du large. De ville en ville, en France et en Europe, ne pas chercher la narration, mais l’impression. Ces femmes en ombrelle, ces bateaux couchés sur le flanc à marée basse, ces vaches dans les herbages… tout cela, d’une façon mystérieuse, nous regarde encore.
« Eugène Boudin – Le père de l’impressionnisme. Une collection particulière » au musée Marmottan Monet, Paris 16e. Jusqu’au 31 août 2025.
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