Le professeur Philippe Juvin a tout dit en une phrase : « Demain, en entrant dans la chambre d’un patient, je ne veux pas être amené à croiser un regard de doute sur ce que je suis venu faire. » Le serment d’Hippocrate ne souffre aucune ambiguïté : « Tu ne tueras pas. » La société de l’euthanasie autorisée nous mettra au bord de l’abîme. La déliaison produira ses fruits amers. On se méfiera de son cousin, de son neveu, de son médecin.
L’actuel projet de loi recèle une rupture anthropologique inouïe : ce n’est pas à la médecine d’administrer la mort. La main qui soigne ne peut être la main qui tue. Odieuse manipulation des consciences : l’allégation selon laquelle cette loi obéirait à des conditions rigoureuses a déjà sauté. Et on connaît ce genre de promesse. La loi Veil sur l’avortement se voulait très restrictive. Et puis, très vite, la digue a lâché. D’ailleurs, dans tous les pays qui ont légalisé l’euthanasie, on pratique aujourd’hui le « geste létal » pour ceux qui ont « un p’tit truc en plus ».
Nous allons vivre dans une société de la défiance. D’abord avec les soignants. La relation de soin est une alliance asymétrique entre deux personnes. Elle repose sur un acte de confiance ineffable. La qualité de cette relation ne peut souffrir aucun doute. Et puis viendra le soupçon des proches : comment vivre avec la pensée d’avoir tué son père ou sa mère ? Le doigt pointé accusatoire divisera les familles. Enfin, naîtra la suspicion de l’institution. L’ange de la mort rôdera dans tous les Ehpad. Les directeurs seront accusés de « faire de la régulation ». L’ancien vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, a dénoncé l’arrière-pensée de l’État profond : « La mort administrée va permettre des économies sur les six milliards de l’Assurance maladie consacrée à la fin de vie. »
Nous sommes devant une entourloupe du verbe. Un jour, Erik Orsenna, l’académicien remarquable a confié que le gouvernement lui avait demandé de réfléchir à une nouvelle sémantique sur l’euthanasie. « Ils ne voulaient pas du mot, il est trop chargé. » Macron a osé un oxymore, en appelant « loi de fraternité » l’acte de tuer son prochain. Nous sommes entrés dans la société de l’esquive et de l’euphémisation, où tout le monde apprend à mentir. Et pourquoi donc ce contournement sémantique ? parce que, historiquement, le mot « euthanasie » en appelle un autre, qui en est le prolongement naturel : l’eugénisme, c’est-à-dire l’élimination des êtres humains considérés comme surnuméraires par la société du moment. La loi allemande du 14 juillet 1933 a ainsi prévu l’aide active à mourir et la prévention de toute descendance atteinte de maladie héréditaire. Cette Allemagne-là reste la référence d’une grande politique de l’eugénisme qui élimine les vieux et les enfants handicapés.
L’Allemagne nazie reste la référence de l’eugénisme qui élimine vieux et handicapés
Ce qu’on nous présente comme un progrès l’était déjà en 1933, de l’autre côté du Rhin. La sélection eugéniste nous conduit sur le chemin de toutes les dérives, au nom du « vieillard parfait » et de « l’enfant parfait ». Le sens du Bien et du Mal a été inversé – j’oserais même dire inverti. Ainsi adviendra la société des regards obliques. Bayrou a donc présenté deux lois, la loi qui soigne et la loi qui tue, en affichant entre les deux une équidistance morale qui est censée les rendre également désirables. C’est une contorsion politicienne : on tient d’une main la seringue qui soulage et de l’autre la seringue qui occit ; la première main feint d’ignorer ce que fera la seconde. Comme si la mort administrée était le prolongement du soin.
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On imagine, avec les deux lois, la confusion des métiers, les discussions dans les familles sur le grand-père en trop. La seringue qui s’avance vers mon lit est-elle celle du baume oblatif ou de la mort administrative ? Nous nous préparons ainsi au basculement dans une société barbare. Car le principe même des deux lois, qui prône la vie et son contraire, porte un nouveau commandement : « Aimez-vous et tuez-vous les uns les autres. »
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