Plus de 6 millions d’euros : c’est l’argent récolté, grâce à son fonds de dotation, par l’ADMD, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, en quinze ans. Sur son site internet, cette association fondée en 1980, qui revendique près de 80 000 adhérents, affirme militer pour que « chaque Française et chaque Français puisse choisir les conditions de sa propre fin de vie ». Dans cette optique, elle « entend obtenir qu’une loi visant à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté et à assurer un accès universel aux soins palliatifs soit votée par le Parlement ». La position est claire et assumée et le militantisme est à l’œuvre depuis plusieurs dizaines d’années : par sa présence constante dans le débat public, l’ADMD a contribué à inscrire la question du droit de mourir dans la dignité au cœur des enjeux politiques et médiatiques.
La proposition de loi débattue à l’Assemblée cette semaine constitue la cinquième tentative de légaliser l’euthanasie, au terme de près d’un demi-siècle de pressions opérées à petits pas. Dès 1978, le sénateur Henri Caillavet, membre du Grand Orient de France, dépose une proposition de loi « relative au droit de vivre sa mort », rejetée en séance publique en 1980. La même année, Caillavet est un des membres fondateurs de l’ADMD, qui devient l’un des principaux lobbys pro euthanasie en France.
Malgré d’autres tentatives, comme au Sénat en 1989, l’ADMD ne parvient pas d’emblée à ses fins et la loi reste longtemps une digue : en 2005, la loi Leonetti, adoptée à l’unanimité, encadre la fin de vie en France sans légaliser l’euthanasie. Elle interdit l’acharnement thérapeutique et autorise l’arrêt des traitements à la demande du patient. En 2016, la loi Claeys-Leonetti crée un droit à la « sédation profonde et continue jusqu’au décès », dans certains cas, et autorise des directives anticipées contraignantes. Pendant les débats, l’ADMD avance ses pions lors des auditions parlementaires, par des tribunes publiques, des campagnes médiatiques… sans succès à ce stade.
Membre d’honneur de l’ADMD, Olivier Falorni est rapporteur de la loi sur l’euthanasie. Une double casquette qui interroge
En 2022, Emmanuel Macron, longtemps circonspect sur la question, finit par confier au Conseil économique, social et environnemental (CESE) l’organisation d’une convention citoyenne sur la fin de vie. Composée de 184 citoyens tirés au sort, elle conclut en mars 2023, à 75 %, en faveur d’une aide active à mourir, sous conditions strictes. Sur cette base, un projet de loi est présenté par le gouvernement en mars 2024, proposant une « aide à mourir » encadrée pour les patients majeurs en fin de vie, incluant un volet sur les soins palliatifs.
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Enterré par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, le projet ressurgit autrement : dès sa réélection en juillet, le député Olivier Falorni dépose à nouveau une proposition de loi sur l’aide à mourir. Début 2025, devenu Premier ministre, François Bayrou souhaite que le sujet de la fin de vie soit examiné en deux propositions de loi distinctes : l’une sur les soins palliatifs, portée par la députée Annie Vidal (EPR), l’autre sur l’aide à mourir, défendue par Olivier Falorni (Les Démocrates). Bien que ce dernier ait initialement exprimé des réserves quant à cette séparation, il obtient finalement que les deux textes soient examinés parallèlement et votés simultanément le 27 mai 2025. Une approche qui vise à garantir une progression conjointe des deux volets de la réforme de la fin de vie, malgré leurs différences : le développement des soins palliatifs rallie un large consensus, l’euthanasie et le suicide assisté – même si les mots ne sont jamais employés – suscitent beaucoup plus de réserves et d’oppositions. Depuis le début de cette semaine, les débats sur la proposition de loi relative à la fin de vie ont donc commencé en commission et, comme à chaque débat parlementaire, l’ADMD passe à l’action.
Un lobbying assumé
L’association ne s’en cache pas. Son président, Jonathan Denis, l’affirme au JDNews : « La loi actuelle est-elle suffisante ? Non. » Il invoque « l’injustice profonde » que ressentent ceux qui doivent partir à l’étranger pour trouver la mort. « Derrière cette loi dite humaniste et progressiste se profile une vision de l’homme qui doit décider de tout ce qui concerne son état de santé et donc sa vie, s’oppose Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme-Lejeune. Dans une telle vision, chaque individu peut maîtriser les naissances, son identité et donc sa sexualité, et maintenant maîtriser sa mort. Cette conception de la vie, dite progressiste, est en réalité eugéniste. »
« L’influence de l’ADMD aujourd’hui est très forte, soyons clairs et directs », confirme Philippe Gosselin, député (DR) de la Manche depuis 2007. « Oui, nous sommes militants et ne le cachons pas. Nous attendons ce texte depuis 47 ans », assume Jonathan Denis. « Leur lobbying fonctionne : les courriers militants envoyés de façon agressive depuis des années font infuser leurs idées à la longue. Je le vois chez certains collègues qui ne veulent pas être taxés d’ennemis des humanistes », glisse un parlementaire.
Les soins palliatifs rallient un large consensus, l’euthanasie suscite beaucoup plus de réserves
La force du réseau de la franc-maçonnerie
L’ADMD s’appuie aussi sur des sphères d’influence qui dépassent le cadre politique institutionnel. Elle peut compter sur des relais de la maçonnerie dans les deux chambres parlementaires. Pascal Allizard, le président de la Fraternelle parlementaire – la « Frapar », qui réunit députés, sénateurs, et s’étend aux membres du gouvernement et aux parlementaires européens –, se montre très discret : « Arrive-t-on aujourd’hui à faire des lois issues de la Fraternelle ? Nous ne sommes plus dans cet esprit-là », minimise-t-il, tout en confessant qu’« il faut que l’on avance sur le sujet » de l’euthanasie. Il refuse d’indiquer le nombre d’adhérents à la Fraternelle parlementaire.
Un ancien franc-maçon, qui préfère rester anonyme, se risque à une estimation à sa place : ils seraient environ 35 % des parlementaires. « La franc-maçonnerie regroupe entre 150 et 160 000 personnes en France. Cela représente 0,23 % de la population française. Mesurez la surreprésentation dans les deux chambres… » nous glisse l’ancien « frère ». Une influence bien implantée chez les politiques donc. Qui sont-ils ? De rares personnalités ont assumé publiquement une proximité, voire une appartenance, parfois ancienne ou révolue, mais le secret reste la règle : « Bien malin celui qui saura qui en est ou pas », glisse notre source. Une chose est sûre, l’appartenance ne se superpose pas avec le clivage droite-gauche : « Tous les partis politiques sont représentés au sein de la Fraternelle, exception faite des deux extrêmes », confie Christophe-André Frassa, ancien président de la Frapar qui se félicite de l’affluence constatée lors du dernier dîner annuel.
La franc-maçonnerie n’est pas un bloc et abrite différentes sensibilités, qui se manifestent parfois par des stratégies différentes, comme sur la question sensible de l’ouverture de l’euthanasie aux mineurs. Guillaume Trichard, Grand Maître du Grand Orient de France (GODF), au cours de la table ronde avec les obédiences maçonniques organisée jeudi 25 avril 2024 par la commission spéciale de l’Assemblée nationale sur la fin de vie, en avait clairement formulé la demande : « Quand on a 17 ans et six mois, qu’on est autorisé à conduire, à tenir un volant, et donc potentiellement à pouvoir provoquer un accident sur la route, je crois qu’on est en capacité de discerner », a-t-il fait valoir, regrettant qu’un mineur de 17 ans et demi atteint d’un cancer très douloureux doive continuer à souffrir jusqu’à l’âge de sa majorité. Frédérique Moati, présidente de la Commission conventuelle éthique et bioéthique de la Grande Loge féminine de France, était également de cet avis.
De son côté, l’ADMD s’était montrée plus discrète. Le JDD avait révélé en mai 2024 un mail adressé à ses adhérents en septembre 2022, dans lequel le groupe d’influence dévoilait une tactique moins frontale : « Si nous voulons un jour prochain pouvoir bénéficier d’une loi qui permette à chacun de choisir librement les conditions de sa propre fin de vie, nous devons être astucieux et ne pas sembler excessifs […] Nous devrons accepter des concessions qui ne seront que temporaires, transitoires. Car dès lors que le principe même de l’aide active aura été voté, le front des anti-choix aura été brisé et nous pourrons enfin avancer rapidement et faire évoluer la loi vers ce que nous souhaitons tous : une loi du libre choix qui ne comporte aucune obligation pour quiconque. »
Un mélange des genres ?
Le rapporteur général de la proposition de loi relative à la fin de vie, Olivier Falorni, est aussi membre du comité d’honneur de l’ADMD. Au risque d’un mélange des genres ? Sa volonté de supprimer, dans le texte de loi, la notion de « court ou moyen terme » répond par exemple aux revendications de l’ADMD qui évoquent une « phase avancée ou terminale ». Olivier Falorni, qui reprend le lexique et les argumentaires de l’association, est-il exempt de tout conflit d’intérêts ? « L’exposé des motifs est un copier-coller des arguments de l’ADMD », a dénoncé Jean-Marie Le Méné lors de son audition par la commission des affaires sociales, le 1er avril dernier. Le président de la Fondation Jérôme-Lejeune a pointé « une convergence explicable quand on sait que l’auteur de la proposition de loi est membre d’honneur de l’ADMD, mais qui pose tout de même la question de l’indépendance ».
La bataille de l’opinion
Autre outil puissant pour appuyer le lobbying : les sondages commandés depuis le début des années 2000 par l’ADMD. Selon le dernier sondage Ifop, 92 % des Français approuvent l’autorisation de l’euthanasie… Mais il s’agit d’une réponse à une question précise qui n’embrasse pas l’ensemble du débat : « Selon vous, la loi française devrait-elle autoriser les médecins à mettre fin, sans souffrance, à la vie de (ces) personnes atteintes de maladies insupportables et incurables si elles le demandent ? »
Rompue à l’exercice de l’influence médiatique, « l’ADMD monte des cas en épingle, instrumentalise des familles pour faire la promotion de l’euthanasie dans les médias », note un médecin exerçant dans un hôpital public d’Île-de-France. Ils sont souvent récupérés par des « people », nombreux à soutenir l’ADMD, qui se flatte d’un comité d’honneur qui réunit des stars du monde des médias et de la culture. Parmi eux, la plus médiatisée est incontestablement la chanteuse Line Renaud, « marraine » et militante inlassable de cette cause. Derrière elle, ils sont nombreux dans les milieux culturels, intellectuels et médiatiques.
« Un possible opportunisme macabre »
En pointe, l’ADMD n’est pas la seule structure œuvrant à faire entrer l’euthanasie dans la loi. D’autres associations partagent son combat, comme Le Choix, fondée en 2018, ou, sur une ligne plus radicale que celle de l’ADMD, Ultime Liberté. Cette dernière défend le droit à une mort choisie sans condition d’état de santé et milite pour l’accès à des soins techniques pour le suicide assisté. Dans la toile de ces réseaux militants, on trouve même des mutuelles : « Ces structures ont tout intérêt à pousser l’autorisation de l’euthanasie et du suicide assisté en France, on peut s’interroger sur un possible opportunisme macabre », s’inquiète Ludovine de La Rochère, présidente du Syndicat de la Famille.
Rupture anthropologique
Face à ces réseaux militants et lobbys, les opposants à l’euthanasie, qui s’organisent eux aussi, sans disposer de relais aussi puissants, ont pu éprouver des difficultés à se faire entendre. Ils constatent qu’une position de principe favorable à « l’aide à mourir », largement majoritaire dans l’opinion, a souvent tendance à s’infléchir lorsqu’on entre dans les modalités concrètes de ce qu’elle pourrait représenter. Et veulent croire que la bataille qu’ils s’apprêtent à livrer, au Parlement et dans l’opinion, n’est pas perdue. À l’instar de Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, et du collectif de 800 000 soignants « Soins de vie », ils espèrent que le Parlement consacrera le temps nécessaire à ce choix qui engage toute la société. Ils considèrent que le texte constitue un basculement majeur. Une « rupture anthropologique », expression récusée par Catherine Vautrin, ministre de la Santé, mais employée par Jean Leonetti notamment. L’unanimité avec laquelle sa loi avait été votée paraît bien loin… Et le long travail de l’ADMD n’y est sans doute pas pour rien.
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