Elle se dit sereine, prête à franchir le pas. Et à passer à un autre chapitre de sa vie. Pendant treize ans, celle qui aimerait bien un jour diriger une compagnie fut l’une des étoiles les plus brillantes de l’Opéra de Paris, alliant tempérament de feu, technique impeccable, élégance dans le mouvement et intensité dans les sentiments. Au moment de tirer sa révérence, la native de Buenos Aires revient sur trois ballets qui ont (entre autres) marqué sa brillante carrière.
« Nous sommes plusieurs danseurs de la même génération à partir presque en même temps : Myriam Ould-Braham, Laura Hecquet et Mathieu Ganio récemment, et Dorothée Gilbert dans quelques mois. On a discuté ensemble des ballets avec lesquels on avait envie de quitter la scène. Comme notre date de départ à la retraite est prévue à 42 ans, on sait très tôt, au vu des programmations, que l’on interprétera certaines œuvres pour la dernière fois : tous ces petits adieux préparent finalement à l’ultime spectacle.
J’ai été nourrie par différents styles chorégraphiques, et je revendique cette diversité qui me permet d’offrir une danse à plusieurs facettes. Partir avec Appartement, de Mats Ek, c’est une façon de boucler la boucle : j’ai été nommée étoile en 2012 sur La Bayadère, de Rudolf Noureev, mais j’avais commencé à danser cette pièce juste avant. On essaie toujours de trouver des significations !
J’adore l’univers du chorégraphe suédois, mais encore plus ma collaboration avec lui : il a un langage très spécifique qui conduit à façonner son corps autrement. Chez lui, tout a un sens, chaque mouvement est porté par une intention. Je trouve très intéressante sa volonté de raconter des relations humaines avec un message très fort, tout en les mettant en scène sans jugement : le public se fait son avis par rapport à son vécu. C’est aussi de cette façon que Mats Ek aborde le travail en studio : à aucun moment il ne demande à ses danseurs de traduire un sentiment bien défini. Il nous explique la situation, et à nous de réagir, de chercher des sources d’interprétation. Si une proposition ne lui plaît pas, il oriente vers une autre réflexion pour que l’on cherche un chemin différent. Il est toujours dans l’échange, rien n’est jamais imposé ni figé. Ce qui est très enrichissant.
« Avec le temps, j’ai évolué dans l’énergie du mouvement »
Danser du Mats Ek est aussi l’occasion de mettre en avant un côté théâtral, essentiel à mes yeux et qui me comble en tant qu’artiste. Bien sûr, le travail de technique est très important car il permet de ne pas avoir peur et de se concentrer sur l’interprétation. Mais j’ai eu la chance d’être formée par de grands interprètes comme Ghislaine Thesmar qui m’a toujours dit : “Ce n’est pas la pirouette double qui compte, mais tout ce qu’il y a autour : ton regard, le dialogue avec ton partenaire…” Être un artiste, c’est créer à chaque fois quelque chose de nouveau avec ce qu’on est dans le moment et les expériences qu’on a vécues. Surtout quand on reprend des rôles qu’on danse depuis l’âge de 20 ans ! C’est de cette façon qu’on peut à chaque spectacle émouvoir le public. Sans ce besoin de me renouveler, je crois que j’aurais perdu le sens de mon métier. »
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Don Quichotte, de Marius Petipa
« C’est le ballet que j’ai le plus dansé. Du coup, j’arrive à un état très agréable où je ne réfléchis plus, car il fait comme partie de mon corps ! Il me plaît énormément pour la joie qu’il dégage, le caractère explosif qu’il exige et le partage avec toute la troupe. C’est aussi celui où j’ai pu le plus utiliser mes origines, en piochant dans mes souvenirs de la vie sud-américaine, l’impression de chaleur… Ce rôle me permet de ne pas oublier, même si j’ai énormément appris et évolué au sein de l’Opéra de Paris, ce que j’étais à la base.
Don Quichotte est une occasion agréable de mélanger les deux écoles qui m’ont faite. Je suis venue en France par goût pour la culture et pour tout ce qui se passait en Europe dans le monde de la danse contemporaine. L’arrivée à Paris m’a fait découvrir le métier à un niveau plus grand : pas parce qu’on était mauvais en Argentine, mais parce qu’il se passait peu de choses en Amérique latine. Comme je suis quelqu’un de curieux et qui a toujours envie d’apprendre, je me suis dit que c’était l’endroit parfait pour grandir.
Les débuts ont été difficiles car je maitrisais très mal votre langue, alors quand ça parlait trop vite, je ne comprenais pas grand-chose ! Et puis j’étais passée d’une compagnie de 60 personnes à une de 154 ! On se retrouve comme dans une grande ville, un peu seule et perdue. Mais j’y ai rencontré des gens bienveillants qui ont commencé à me dire qu’ils aimaient ma façon de danser et m’ont expliqué comment marchait la maison. Pour autant, je ne me suis jamais sentie rejetée ou exclue.
« On oublie le port de tête, la tenue de dos et l’en dehors pour redevenir un simple être humain qui danse »
Il faut dire qu’en ce qui concerne la danse, j’avais un énorme travail d’apprentissage devant moi et c’était ça ma priorité. La découverte du style français, avec le travail du pied et des mains, m’a fait comprendre qu’il fallait savoir finir le mouvement avec élégance. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes très généreuses qui voulaient bien répondre à toutes mes questions. Et j’en avais plein ! »
Dances at a gathering, de Jerome Robbins
« La musicalité du chorégraphe américain est à chaque fois un challenge, mais elle offre une grande liberté dans le mouvement. Tout en étant classique et en mettant ses danseuses sur des pointes, il réussit à enlever tous les clichés de la ballerine. On se retrouve en studio à évoluer tous ensemble sur une musique et à partager nos différents élans, à exprimer nos tempéraments uniques. On oublie le port de tête, la tenue de dos et l’en dehors pour redevenir un simple être humain qui danse.
Cette façon de travailler m’a appris à effacer ce qui était superflu pour aller dans une sincérité plus forte. Un énorme ajout dans ma construction d’artiste. Avec le temps, j’ai évolué dans l’énergie du mouvement, découvert comment donner des couleurs et des nuances à ma danse. J’ai aussi compris qu’il ne fallait pas pousser son corps au maximum, mais plutôt mettre un sourire même quand c’est dur. Pour capter l’œil du public et jouer avec lui. »
Sharon Eyal-Mats Ek, à l’Opéra Garnier (Paris 2e). 1h50. Jusqu’à vendredi. operadeparis.fr
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