Le JDD. Quels effets les coups de force tarifaires de Donald Trump peuvent-ils avoir sur l’économie française ?
Nicolas Dufourcq. Tout ce qui s’est passé ces dernières semaines aux États-Unis est inquiétant pour les gens. Donc ce n’est pas bon pour la consommation. Ce sont des sujets très techniques, pas simples à comprendre, d’autant qu’ils sont mis en scène de façon irrationnelle ; il y a des vociférations… Or nous sommes une économie de confiance. Concrètement, cela se traduit par une revue à la baisse de la croissance par le gouvernement à 0,7 % au lieu de 0,9 %.
L’ajournement de 90 jours pour l’application des surtaxes douanières est-il néanmoins une bonne nouvelle ?
Ce revirement offre le début d’un soulagement, au moins temporaire. Des négociations vont s’engager, mais on ne sait pas quel en sera l’aboutissement, ni en France ni en Europe. De façon immédiate, pour les entreprises que nous avons dans notre portefeuille, c’est très variable. Notamment parce que le président américain n’a pas suspendu tous les tarifs. Ceux qui frappent l’acier et l’aluminium ou le secteur automobile sont maintenus à 25 %. Certes, nous n’exportons pas d’automobiles de la France vers les États-Unis, mais nos entreprises – fabricants et sous-traitants – sont atteintes, car ils fournissent le marché américain à partir du Canada et du Mexique. Au point que Stellantis a annoncé la fermeture temporaire de ses usines de Windsor au Canada et de Toluca au Mexique. Autre exemple, le fabricant français d’objets connectés pour la santé, Withings, fait fabriquer ses montres en Chine. Or tout ce qui est exporté depuis ce pays reste taxé à 145 %, un taux ultra-punitif. Withings fait 40 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis, il se retrouve donc en difficulté.
À votre place, comment accompagnez-vous ces entreprises menacées ?
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Nous avons des outils pour les aider à surmonter la période de turbulences : prêts sans garantie, financement de trésorerie, mobilisation de factures, évidemment des fonds propres et bien sûr un accompagnement en conseil avec nos 1 500 consultants. Mais, paradoxalement, pour ces entreprises industrielles qui font entre 30 et 50 millions de chiffre d’affaires par an, la plus grande menace qui se profile cette année est l’accélération de l’importation depuis la Chine de produits industriels de qualité vendus 30 à 50 % moins cher, souvent en dessous du coût de production.
Le ministre chinois du Commerce et le commissaire européen au Commerce se sont parlé. N’y a-t-il pas un deal possible avec la Chine pour commercer avec elle sans que cela nous nuise ?
Si l’on reprend le cours de l’histoire, tout le monde, depuis les années 1990, s’est lancé dans la mondialisation. Ce sont les Américains qui ont décidé de permettre à la Chine d’entrer pacifiquement dans l’ordre planétaire par la voie commerciale, sous la présidence Clinton. La Chine a donc rejoint l’OMC en 2000, sous un parrainage très fort des États-Unis, alors que l’Europe était réticente à le faire si rapidement, sans période probatoire. Tout le monde a fait de la place à la Chine, en faisant de gros sacrifices sur les emplois. Dans le même temps, les groupes industriels européens se sont projetés dans le monde. Puis les pays émergents, Mexique, Corée, Vietnam, se sont eux-mêmes industrialisés. Après le Covid, on a cru au début de la démondialisation. En réalité la Chine, avec des produits très innovants et de grandes surcapacités, dont les panneaux photovoltaïques, n’étaient qu’un avant-goût, préparait une nouvelle étape d’expansion mondiale. Les États-Unis l’ont compris et tentent de se refermer aujourd’hui. Si nous, Européens, restons grand ouverts à la Chine avec des yeux grands fermés, nous irons vers une nouvelle vague de désindustrialisation. Car il ne faut pas oublier que l’industrie européenne, c’est d’abord des millions de PME de la Pologne à la Bretagne.
Ce que vous dites sur la conséquence directe des mesures de Trump, c’est que cela nous expose dangereusement à la Chine ?
Et c’est la même chose vis-à-vis du Japon et de la Corée. S’ils ne peuvent plus vendre leurs voitures aux États-Unis, vers quel marché vont-ils se tourner ? L’Europe.
« L’objectif envers l’Europe n’est pas tant commercial que politique »
Que peut faire la Commission européenne ?
Elle doit prendre la mesure des alarmes qui sonnent de partout. Elle doit s’équiper humainement pour instruire la multitude des plaintes en antidumping qui sont en train d’arriver à Bruxelles, de manière que l’on sorte de ce processus absurde, où vous déposez une plainte en année X, pour obtenir un jugement en année X + 4. Entre-temps, tout le monde est mort.
Quelles sont les issues positives que l’on peut entrevoir ?
Il n’est pas impossible que le seul but de guerre des États-Unis soit la Chine, pour endiguer son emprise commerciale, économique, et donc géopolitique, tant qu’il est encore temps. En revanche, l’objectif vis-à-vis de l’Europe n’est pas tant commercial que politique ; c’est de lui faire payer davantage le coût de sa propre défense, et de la désinciter à taxer les Gafam. On peut espérer que les États-Unis reviendront à la raison, avec l’idée qu’un libre-échange transatlantique, gagnant pour les deux continents, est préférable.
Les places boursières américaines ont été fortement percutées. Cela peut-il être une aubaine ou faire de l’Europe un marché financier refuge ?
Donald Trump nous rend un service signalé en nous rappelant notre devoir d’être géopolitiquement adultes. On a longtemps eu le réflexe de regarder le père – l’Amérique. Ça ne peut plus durer. Tant qu’on reste dans ce psychisme de dépendance affective, on n’avancera pas. Il faut notamment que l’épargne européenne soit investie dans le futur de l’Europe. L’Europe doit redevenir le continent de l’inconnu. Pourquoi finance-t-on toujours l’inconnu américain et pas l’inconnu européen ? Pourquoi le Far West serait-il exclusivement américain ? Cela doit changer. D’autant que l’Europe est rentable et profitable. La bonne nouvelle, c’est le début de défiance des détenteurs de capitaux à l’égard de l’exposition américaine.
L’épargne doit donc chercher à investir prioritairement en Europe ?
Absolument. Mais une autre bataille s’impose, une bataille qu’on mène en permanence chez Bpifrance : redonner le goût du risque dans l’allocation du capital privé. Chaque année, la France génère près de 150 milliards d’euros d’épargne nouvelle, essentiellement portée par les retraités et les 50-60 ans, qui redoublent d’épargne même une fois les enfants partis et le logement payé, et qui continuent de mettre de côté à la retraite pour préparer le grand âge. Et où va cette épargne ? Livret A, liquidités, comptes à terme, assurance vie en euros. Les banques en transforment une partie en crédit, mais une faible proportion va vers le grand risque, celui qui invente le futur via des projets de haute technologie pour l’industrie de demain. Résultat : puisque les Français ne prennent pas de risque, l’État en prend pour eux. Or il ne peut pas le faire à la bonne échelle, puisque les dépenses sociales consomment l’essentiel de ses marges de manœuvre. Ainsi, on se tourne vers l’Europe et on lui demande de financer par de la dette commune le rapport Draghi. On tourne en rond. Ce n’est d’ailleurs pas qu’un phénomène français : ce sont tous les peuples d’Europe qui délèguent aux États et à l’Union le soin de prendre les grands risques du futur. Sauf que les États, aujourd’hui, sont à bout de souffle, et qu’ils ne sont absolument pas d’accord pour donner mandat à Bruxelles de s’endetter pour eux au niveau qu’impose la compétition technologique mondiale.
Y croyez-vous, à cette souveraineté européenne ? Arrivera-t-on à mettre tout le monde d’accord ?
Je suis un fervent Européen, non pas par religion, mais par intérêt. La France, à l’échelle du monde, c’est deux villes chinoises. Et l’on peut remercier Trump, car aujourd’hui, les 27 pays discutent de sujets communs de souveraineté qu’ils n’abordaient pas il y a encore deux ans. Le discours de la Sorbonne en 2018 est relu avec un tout autre regard : on le trouve prémonitoire. La France a toujours pressenti ce qui allait arriver, elle a toujours prévenu. Et nous y sommes. Malgré nos déficits publics, cela redonne aujourd’hui de l’autorité à la France.
Le gouvernement revoit sa prévision de croissance de 0,9 à 0,7 %. Est-ce réaliste ou faut-il craindre un risque de récession ? Diriez-vous, dans ce contexte, que l’objectif de 5,4 % de déficit en 2026 est secondaire ou inatteignable ?
Le Premier ministre et le ministre de l’Économie et des Finances ont convoqué une conférence nationale sur les finances publiques. Ils rappelleront une évidence : la France vit au-dessus de ses moyens depuis des décennies. Une part significative des prestations sociales, qui relèvent des dépenses du quotidien, est financée par la dette. Pas en totalité, mais une partie très importante. La croissance annuelle de la dette, autour de 150 milliards d’euros, reflète une réalité : la dépense sociale française croît beaucoup plus vite que l’économie. Or, si la croissance est insuffisante, la charge de la dette, aujourd’hui écrasante, peut devenir très vite insupportable.
« Il est légitime de demander un effort, en prestations et en quantité de travail »
Comment on la résorbe ?
La France est déjà le pays où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés, où les entreprises sont le plus imposées, où les classes aisées sont le plus fiscalisées, et où le nombre de jours de travail sur une vie est le plus faible. La solution ne peut donc plus être l’impôt. Il faut entrer plus tôt sur le marché du travail et, sauf pour raison de santé, en sortir plus tard. Et il faut faire des économies. Il n’y a aucune raison que les retraites françaises soient beaucoup plus élevées que les retraites allemandes, ni que, dans la santé, le reste à charge soit le plus faible d’Europe. Si l’on avait une économie florissante, ce serait défendable. Mais notre croissance se traîne autour de 1 % par an, en dépit de tous les efforts mobilisés pour la stimuler. Ce taux est le reflet d’une quantité de travail insuffisante.
Chacun doit faire des sacrifices ?
Oui. D’autant plus que chacun, sans distinction, a bénéficié au moment du Covid de la protection la plus généreuse du monde. Il est donc légitime de demander un effort, en prestations et en quantité de travail. Et soyons clairs : quand les dépenses du quotidien sont financées par de la dette que nos petits-enfants devront rembourser, c’est tout simplement immoral. La dette de l’État ne peut plus être, comme depuis trente ans, du crédit à la consommation payé par nos descendants.
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