Août 2014. Dans notre cuisine, Amélie s’étouffe en avalant un morceau de viande. Son cerveau est privé d’oxygène pendant de longues minutes. Elle fait un arrêt cardiaque. Elle est admise en réanimation. Le coma se prolonge. Très vite, il évolue en état de mal épileptique, une forme grave, critique. Cinq jours après l’accident, le médecin qui dirige l’équipe de soignants décide d’interrompre les traitements. Quand je me rends à son chevet, je découvre qu’ils ont cessé de l’alimenter. Aucun avis ne m’a été demandé. Aucun échange préalable sur ses volontés à elle, sur ce qu’elle aurait souhaité en pareille situation. Et ce, avant même qu’ils ne m’annoncent qu’il n’y a plus d’espoir, qu’« Amélie ne se réveillera jamais » et qu’il faut envisager d’arrêter la ventilation artificielle.
Je suis bouleversé par tant de précipitation. Surtout que certains signes, bien que fragiles, semblent aller dans le sens d’une évolution. Amélie commence à respirer sans assistance. Son corps lutte. Et je sais qu’elle tient à la vie. Elle me l’a souvent dit : pour elle, toute vie mérite d’être vécue. Les jours passent et les entretiens avec l’équipe médicale s’enchaînent. Le message reste le même, martelé avec insistance : « Vous allez finir par comprendre » ; « Vous avez perdu votre femme. » Un jour, le médecin en chef tranche : « Monsieur, je dois vous le dire : son projet de vie, c’est de mourir. » Cette phrase me glace. Ce n’est pas un pronostic hypothétique, c’est un diagnostic affirmé. Amélie ne doit plus vouloir vivre.
La procédure Leonetti, censée encadrer ce type de décisions, est mise à mal. Qui s’enquiert des volontés d’Amélie qu’elle a toujours clairement exprimées, à part son mari ? Quelle écoute réelle nous a été donnée pour les rappeler ? Face à la blouse blanche, à l’assurance du savoir médical, je me sens minuscule. Le déséquilibre est total : eux maîtrisent les procédures, moi, je suis noyé par la violence de ce que nous vivons. La décision d’arrêter l’alimentation est présentée comme un fait accompli. Une habitude bien rodée qui laisse peu de place à la parole du proche, surtout quand elle dérange. Pourtant, je m’accroche. Je dis, je redis que ma femme voulait vivre, même lourdement handicapée.
Dans le dossier médical, je lirai que je suis un « mari à cadrer ». Parce que je questionne. Parce que je m’oppose à une décision irréversible. Est-ce si déplacé de contester une décision qui engage la vie d’un être aimé ? Est-ce au médecin de décider de ce qu’est une vie digne d’être vécue ? Je découvrirai plus tard que ce chef de service est un fervent défenseur de « l’aide active à mourir ». Est-ce un hasard ? Sans ma ténacité, sans la défense acharnée de ses volontés, Amélie ne serait plus là aujourd’hui… Il me faudra quinze jours pour obtenir la reprise de son alimentation. Quinze jours pour que ma voix soit enfin entendue. C’est en soins palliatifs qu’un véritable échange se construit, lentement, patiemment. Là, Amélie se réveille. Là, naît un vrai dialogue – à trois : entre le malade, sa famille et les soignants. Un dialogue fondé sur l’écoute, sur le respect, sur le serment d’Hippocrate. Nous ne demandions rien d’autre.
Il s’en est fallu de peu que je cède à la tentation de « simplifier » les choses, d’abandonner Amélie à cette condamnation médicale, en dépit de ses volontés. Heureusement, en 2014, seule la loi Leonetti de 2005 s’appliquait – une loi visant à éviter l’acharnement thérapeutique, mais dont la définition reste aux mains du médecin. La nouvelle loi sur l’aide à mourir, si elle est adoptée, balaie ce mince rempart que sont les proches… celui-là même qui a fait toute la différence. Chacun est libre de refuser un traitement face à une situation médicale difficile. Mais quand on sait qu’il faut souvent trois à douze mois pour évaluer les séquelles d’une atteinte cérébrale, instaurer une euthanasie possible en quinze jours, comme le prévoit la loi, revient à priver les patients d’une réelle chance. Le curseur se déplace vers une mort administrée, rapide et irréversible, là où l’espoir subsiste encore.
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Il m’a fallu quinze jours pour obtenir la reprise de son alimentation
Comme en réanimation, Amélie – aujourd’hui bien consciente – et moi, son proche aidant, devons désormais affronter le regard de ceux qui jugent son handicap encore « trop lourd », même s’il est bien moindre que ce que les médecins prédisaient. Il suffit de peu pour instiller le doute : quelques paroles répétées suggérant qu’elle est un poids, que sa souffrance est insupportable… Nous voilà donc contraints de « filtrer » les soignants comme les auxiliaires de vie. L’une d’elles lui a déjà glissé qu’il existait des « solutions » en Suisse ou en Belgique – illégales, mais bien réelles. Quelle violence ! La loi, demain, créera deux types de soignants et d’aidants : ceux qui savent reconnaître derrière un « je veux mourir » un profond appel à l’aide – et ceux qui y verront une volonté « libre » et « libératrice », y compris pour eux. Mais le plus terrible, c’est ce que cette loi cherche à rendre impensable : l’amour, dans ce qu’il a de plus concret, de plus fidèle. Dans notre mariage, célébré il y a bientôt trente ans, nous nous sommes engagés à nous devoir « respect, fidélité, assistance et secours » (art. 212 du Code civil). Avec ce texte, le proche aidant risquera demain un « délit d’entrave à l’euthanasie », puni d’un an d’emprisonnement dans le projet de loi – simplement pour choisir tous les matins d’aider à vivre.
Amélie garde de lourdes séquelles, aggravées par sa période de dénutrition imposée. Mais sa plus profonde blessure est de savoir qu’un jour elle a été regardée comme celle qui était indigne de vivre.
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