Le gainier du Canada pousse partout dans la vallée comme des guirlandes fixées à la roche. L’éclat brillant de ses feuilles, aussi roses que des comprimés de Pepto Bismol, tranche avec la sombre mélancolie des monts Cumberland dans cette région brumeuse des Appalaches, au sud de la Virginie-Occidentale. À 300 km à l’ouest de Washington, tout semble à l’abandon. De War à Mullens, dans ce qui fut autrefois la fierté minière du pays entier, la Route 52 qui serpente le long de la rivière Tug Fork, n’est plus que le chemin carrossé d’un cimetière de brique et de taule. Ci-gît la gloire industrielle, avec ces collines de charbon déclinantes, carburant d’usines aujourd’hui disparues.
Maisons écroulées comme si des missiles les avaient perforées, voitures américaines hors d’âge, paquebots géants des Interstates quand Détroit en produisait encore, pourrissant dans la boue, tels des jouets abandonnés, commerces aux vitrines vides – on ne se donne même plus la peine de les revendre –, hôtels aux fenêtres barrées par des planches… Le comté de McDowell, voudrait bien croire que Trump, à coups de droits de douane, à force de protectionnisme, puisse faire revivre le made in USA. En d’autres termes : qu’il ressuscite l’Amérique !
Les routes du malheur social
McDowell est un territoire malade. Plus d’un tiers de ses habitants vit sous le seuil de pauvreté. Le revenu moyen y est deux fois moins élevé que dans le reste des États-Unis. L’espérance de vie est la plus basse d’Amérique : 63,5 ans pour les hommes, 71 ans pour les femmes, l’équivalent de celle du Congo ou d’Haïti. En 1950, la population s’établissait à un peu plus de 100 000 habitants, contre 17 000 aujourd’hui. Le déclin vire à la décomposition.
On fait confiance à l’instinct du « président businessman »
Comme en tout lieu malade économiquement en Amérique, les rares enseignes commerciales qui tiennent le coup s’appellent Dollar General ou Dollar Tree. On voit leurs camions jaunes sillonner ces routes du malheur social et déverser leurs produits fabriqués en Chine : électronique, vêtements, jouets à prix cassés. Dollar General fait le bonheur de ceux qui comptent en yuans. Le made in USA a disparu. À Mullens, dans le comté voisin de Wyoming, Patrick tient le comptoir sombre d’un de ces discounters. Depuis quelque temps, il a vu défiler certains clients faisant des « stocks après les annonces de Trump, même si pour l’instant les prix n’ont pas vraiment bougé ». Les droits de douane sur tout ce que les petites mains de l’empire du Milieu fabriquent atteignant 145 %, les quelques consommateurs sont apeurés. Patrick se félicite du volontarisme du président : « Trump ose ! Je viens d’entendre que Nissan allait rapatrier une partie de ses usines pour implanter une ligne de production dans l’Illinois. C’est une bonne nouvelle ! » En pleine guerre tarifaire, et malgré la pause de 90 jours décrétée par Trump (à l’exception de la Chine), les radios locales diffusent des annonces de concessionnaires automobiles entre deux morceaux de country. « Ici, on a encore du stock, et les prix sont encore affichés avec les anciens droits de douane ! » est le message qui revient le plus souvent sur les ondes. Le marché de l’occasion est à cran : les bonnes affaires sont devenues rares et les cotes ont bondi devant les atermoiements de Washington et de Wall Street.
Loin des mégapoles côtières et des gagnants de la mondialisation, les habitants de McDowell ne sont pourtant pas dans la spéculation : ayant souvent tout perdu, même leurs illusions, ils n’ont pas grand-chose à gagner. Vérité à New York n’est pas vérité dans les Appalaches. Welch, la capitale du comté, était autrefois surnommée la « petite Manhattan ». Son avenue principale débordait de théâtres, de cinémas, de restaurants chics. Les anciens se souviennent que Welch fut la première ville américaine à construire un parking à étages. Aujourd’hui, ce bâtiment pourrit sur place. John F. Kennedy y avait fait campagne en 1960 : les cols-bleus votaient encore démocrate, du temps où le protectionnisme et le patriotisme industriel étaient des valeurs défendues par la gauche américaine contre les républicains de Barry Goldwater – puis, plus tard, de Ronald Reagan – partisans du libre-échange.
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Soixante ans plus tard, McDowell vote Trump. Massivement : 80 %, en novembre dernier. Les maisons en bois affichent encore leurs slogans en faveur du républicain. « Keep on truckin’ », « garder le cap », est devenu « Keep on Trumpin’ ». Et peu importe que ce cap, en matière douanière, change parfois du jour au lendemain. Dans le comté, on fait confiance à l’instinct du « président businessman ».
Le 8 avril dernier, en plein marasme boursier, Trump a ainsi signé une série de décrets visant à relancer l’industrie du charbon, classant le combustible dans la catégorie des minerais critiques pour la sécurité nationale et justifiant sa décision par la demande accrue d’électricité pour les centres de données d’intelligence artificielle gourmands en énergie. Mais aussi par la relance de l’industrie sidérurgique : si l’Amérique réassemble, de A à Z, ses Buick et ses Jeep, elle aura besoin d’acier. Et donc de l’anthracite de Welch, comme au bon vieux temps du « Little Manhattan ».
L’espoir des habitants de voir revivre « Little Manhattan »
Ici, on ne s’installe pas dans le coin par coup de foudre pour la beauté des paysages. Il y a bien quelques touristes pour pratiquer l’« urbex » : mais ce loisir, presque morbide, n’a pas ressuscité le comté. Les habitants sont ceux qui ne sont pas partis. Comme enracinés dans cette cicatrice de rouille qu’est la Rust Belt, ils défient, au jour le jour, l’ennui, le spectacle des décombres du passé, mais aussi l’idée que tout est fichu. « Quoi qu’on pense des droits de douane et de la politique mise en place, ce débat fait écho aussi à un véritable besoin de fierté ici, comme si on avait oublié que c’était bien d’être fier », dit Jennifer Justice, directrice de l’office de tourisme de McDowell.
Le retour du made in the USA
Sur Wyoming Street, à quelques pas des locaux abandonnés du dernier quotidien local, le Welch News, se dresse le centre culturel Jack-Caffrey, du nom d’une figure locale de l’industrie sidérurgique. L’endroit ressemble au conservatoire d’un monde disparu, une sorte de Jurassic Park du made in America. « Ici, les casques que portaient les mineurs. Là, leurs lampes frontales… Et vous voyez, ces caisses en métal, c’est là-dedans, par exemple, que ma mère mettait le déjeuner de mon père », explique Jennifer, avec une pointe d’émotion. Sur tous les artefacts, la mention « made in the USA ». On lui pose la question : « Quand avez-vous vu pour la dernière fois cette inscription sur un produit que vous avez acheté récemment ? » Elle hésite. « Honnêtement, je ne sais plus. »
Sous Trump II, l’Amérique entière ose enfin se poser la question. Et ouvrir les yeux. Chaotique ou pas, la politique douanière de Trump a eu le mérite de remettre au centre de l’intérêt des politiques la question de la survie industrielle. Quitte à ce que les États-Unis vivent « quelques douloureux moments comme un patient qui vient de subir une opération », pour reprendre la métaphore utilisée par Trump. Dans ce décor de ville fatiguée, Mary Evans tient un commerce de peluches dans les locaux du bureau d’assurance que tenait son défunt mari. « Quand j’ai entendu parler de droits de douane, j’ai regardé les étiquettes… Et tous mes ours, même ceux déguisés en Américains, sont fabriqués en Chine ! Je me suis dit : bon, une peluche à 20 dollars sera donc facturée 40 dollars. On verra si Trump maintient cette décision. C’est quelqu’un d’intelligent, de rationnel. Il sait où il va », dit cette septuagénaire qui, en 2026, fermera sa boutique où ne passe pratiquement plus personne. Comme pour des millions de ses compatriotes, son inquiétude immédiate est plus terre à terre : « J’avais un peu d’appréhension pour ma Mercedes. Une voiture allemande, c’est cher à entretenir, surtout avec 350 000 miles au compteur. Mais j’ai appris qu’elle était fabriquée en Alabama ! Comme quoi, c’est possible ! »
Même le Fentanyl est chinois
Pour l’instant, Trump a épargné les Européens, leur accordant un répit. Dans cette Rust Belt, on n’évoque jamais le Vieux Continent comme une puissance rivale. C’est la Chine qui nourrit les ressentiments. Le comté de McDowell a le cinquième taux le plus élevé de morts par overdose du pays. À Welch, à toute heure de la journée, il n’est pas rare de croiser ces zombies qui tiennent à peine sur leurs jambes. Le Fentanyl, opiacé qui transite par la frontière mexicaine, est le plus souvent un produit chinois. En augmentant drastiquement les droits de douane, Trump menace aussi Pékin qui, selon lui, ne fait rien pour arrêter ce flux. Comme si la menace chinoise, en plus d’emporter l’industrie du pays, emportait sur son passage les dernières âmes qui peuplent la Rust Belt
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