En l’espace d’une décennie, le libre-échange, alors synonyme de mondialisation heureuse, est devenu infréquentable pour les plus grandes nations économiques du monde. Le « Jour de la Libération » pérorée par Donald Trump devait entériner la fin du Free Trade au profit d’un nouvel ordre économique fondé sur la « réciprocité » des tarifs douaniers dans un parfum de protectionnisme revisité. Si la mauvaise mine des bourses mondiales semble en surseoir l’échéance, le débat sur le libre-échange n’en finit plus d’agiter l’opinion.
Associée à la pensée de droite, l’idée de liberté commerciale est en réalité suffisamment plastique pour séduire tout le spectre politique jusqu’à la gauche la plus radicale. À tisser sa généalogie, on découvre même que sa source se puise dans les courants progressistes, pacifistes et socialistes, des XVIIIe et XIXe siècles
« La notion n’émerge qu’au XVIIIe siècle, lorsque la division du travail s’insère dans le discours économique »
L’échange des biens n’a rien de « naturel ». L’activité économique se développe en effet longtemps dans le cadre réglementé du mercantilisme. L’excédent commercial est alors signe d’enrichissement des nations qui se livrent une féroce concurrence. Loin de l’esprit libre-échangiste, l’État intervient alors à l’oblique pour stimuler les exportations et freiner les importations. Sans s’opposer au mercantilisme, le « laisser faire » ou free trade prône toutefois l’importation de produits rares ou transformables pour être valorisés et réexportés.
Condition de « l’amitié entre les peuples » ?
Mais la notion de libre-échange n’émerge vraiment qu’au XVIIIe siècle, lorsque la division du travail s’insère dans le discours économique. Adam Smith ne voit alors dans le libre-échange global qu’une extension du marché national. David Ricardo prône, de son côté la spécialisation des productions les plus favorables pour en tirer le meilleur avantage commercial. La somme des intérêts particuliers ne peut que conduire au bonheur collectif.
L’universalisme proclamé des Lumières ne pouvait qu’appuyer ces principes d’ouverture au monde. Depuis Montesquieu selon qui, « partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces », l’internationalisation des échanges ne peut que « porter à la paix » les peuples. Cette vision irénique du commerce trouve ses adeptes dans les courants progressistes du XIXe siècle. Internationalistes pacifistes et socialistes voient dans la mondialisation des échanges, accélérée par la révolution technologique, l’avènement d’une société réconciliée avec elle-même. Le saint-simonien Chevalier et le radical anglais Cobden donneront leur nom au célèbre accord de libre-échange de 1860. Marx fait même du libre-échange le passage obligé de la révolution prolétaire quand il voit dans le protectionnisme une invention « bourgeoise ».
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À gauche toutefois, des voix lient le libre-échange à l’impérialisme et lui font porter la responsabilité de la pression à la baisse sur les salaires par l’augmentation de la main-d’œuvre étrangère. Mais au début du XXe siècle, la gauche assimile encore le protectionnisme au « nationalisme guerrier ». En 1909, Norman Angell assure dans La Grande illusion que le commerce international a définitivement enterré la guerre. Prémonitoire ! La résurgence des pratiques douanières de l’entre-deux-guerres n’obère pas l’optimisme libre-échangiste qui retrouve de l’éclat avec l’accord général sur les tarifs douaniers en 1947.
Reconsidérer la notion de limites
Avec la guerre froide, les défenseurs du libre-échange, unissant libéraux et conservateurs, passent à l’Ouest. Les communistes dénoncent alors la dérégulation du marché aux mains très visibles des multinationales. Après l’effondrement du bloc soviétique, les accords de libre-échange semblent consacrer la fin de l’Histoire. Contre la frange altermondialiste qui s’en prend à la mainmise des GAFAM, une partie de la gauche se réjouit de ces flux et du métissage qui en découle, conditions de l’« amitié entre les peuples ».
« Le protectionnisme affiché de Trump renoue avec un mercantilisme foncier »
Cet enthousiasme est pris en défaut par la crise de 2008 qui fait resurgir un discours protectionniste à droite comme à gauche. Contre la baisse des salaires qu’il impute à l’immigration, Jean-Luc Mélenchon plaide pour un « protectionnisme solidaire ». Les injonctions écologiques comme les drames des délocalisations font peser sur le libre-échange la responsabilité de toutes les crises. La Covid et la guerre en Ukraine ont révélé la vulnérabilité du système trop interdépendant obligeant les États à renationaliser des sujets dont ils s’étaient naïvement dessaisis. La notion de souveraineté sanitaire, industrielle ou alimentaire a le vent en poupe.
Sur la longue histoire, il est difficile de retirer à la liberté des échanges sa part dans la hausse globale du niveau de vie, ne serait-ce que par les innovations qu’elle a pu susciter. Tout est question d’équilibre. « La vie bonne » d’Aristote appelait à ne jamais négliger le bien commun de la cité dès qu’elle s’ouvrait aux autres par le commerce. Face à l’exigence infinie du marché, qui a besoin de supprimer les obstacles culturels et frontaliers pour s’augmenter toujours davantage, il appartient de rappeler que tout n’est pas destiné à la circulation marchande et de reconsidérer la notion de limites.
Le protectionnisme affiché de Trump renoue avec un mercantilisme foncier. On lui reproche de politiser la menace des tarifs douaniers pour flatter l’électorat des classes moyennes américaines. Mais face à la force imprévisible du libre-échange économique, le président américain voudrait simplement restaurer la puissance du politique. Ce n’est pas encore probant, mais l’intention y est !
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