Place Bellecour. Déjà, le jour baisse. Notre chauffeur est tout de noir vêtu : un pantalon large et un gilet sorti d’une dystopie médiévale fantastique. Une voix demande d’éteindre nos téléphones et de nous bander les yeux. L’expérience 220 BPM commence. Au fond du fauteuil de la navette, les sens en alerte, on est saisi par une musique planante qui se mêle à des dialogues distordus. Voilà le premier motif de curiosité de cette soirée plus que singulière : la distorsion de l’espace et du temps. Les repères n’existent pas, il faudra se fier à nos sens, voire à une extrasensorialité plutôt qu’à notre rationalité.
Ça débute par une maison au milieu des bois, mi-enracinée mi-ex nihilo. Comment en raconter sans trop en dire ? Le secret environne ce lieu et on ne saurait dissiper ses brumes magiques sans gâcher la surprise. Tentons. Nous ne sommes pas à table, mais devant des branches sur lesquelles des supports incrustés portent des bouchées : on parle ici de « paysages ». Première séquence. Un macaron se prend dans les pétioles d’un mimosa, une huître en porcelaine prend de faux airs iodés et ce petit pois, que masque-t-il ? La cuisine se travestit, joue au trompe-palais ou bien se met à nu : ce qui est cuit sera-t-il cru ?
Les ingrédients ne sont révélés qu’à la fin de chacune des sept séquences. C’est déroutant, mais c’est là tout l’objectif, on se prend au jeu et la stupéfaction laisse place aux coups de théâtre. Le 220 BPM vit, respire et son cœur bat : « 220 battements par minute, c’est la fréquence cardiaque des transes chamaniques », raconte Rachel, bras droit et moitié de Jérémy Galvan. Et comme sous hypnose, « j’ai voulu troubler la frontière entre le réel et l’irréel », précise le chef et maître des lieux. Et on y croit : l’onirisme tient à des rideaux qui s’ouvrent sur un bois enchanté, à des boîtes de Petri, à des cœurs ouverts – on voit jusqu’aux murs se gonfler au rythme d’une inspiration.
L’inspiration, justement, de la cuisine est locale, des volailles au sandre, du lichen aux cèpes, comme à Contre-Champ, l’ancien étoilé de Jérémy Galvan depuis transformé en bistrot (pour reconquérir son étoile dans cette forêt ?). Soyez prévenus, certains aliments surprennent, voire plus : âmes sensibles s’abstenir, téméraires y courir ! C’est ça, une véritable expérience culinaire, le goût et l’émotion : Jérémy Galvan est entier, union hypostatique de l’artiste et du cuisinier, et sa cuisine est de l’art total, un opéra de Wagner, grandiose, explosive, polémique.
Les accords sont étonnants, les trente plats sont autant de saveurs à apprivoiser, de l’écrevisse au sapin. L’expérience, de trois heures, est sophistiquée dans ce qu’elle a d’âpre et vous laisse hagard. Elle marque durablement, comme un tour dans l’armoire de Narnia, où le merveilleux aurait laissé place aux transes carnassières des adultes. Entrez dans le sous-bois…
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