La montagne est triste, hélas ! Et l’homme a grimpé tous les sommets de la terre. Il ne restait donc à Sylvain Tesson que ceux de la mer… soit ces centaines de rochers en forme de colonnes ou d’aiguilles, séparés du littoral par l’érosion, que les Anglais appellent si joliment « stacks » ou encore « old men », les vieux hommes ! « Aucune intelligence artificielle ne recommande de grimper sur un stack. L’administration l’interdit. C’est un acte stérile, harassant et vaniteux », confie l’écrivain voyageur. « Quand on se prétend aventurier, il est vexant de vivre au XXIe siècle, écrit Tesson, dépité, en préambule de son dernier livre, Les Piliers de la mer. La surface du globe est cartographiée. À chaque plage son plagiste. Pas une source sans mise en bouteille, pas un scarabée sans son département au Muséum. On va au désert de Gobi comme au bassin d’Arcachon. »
Caché sous le masque de l’amertume, il conserve toutefois comme un trésor la nostalgie des rêves de son enfance. « Depuis longtemps, je cherche les endroits du monde où se croisent l’éternité des patries de l’enfance et le refus des encerclements modernes, prévient-il. Ici, personne ne nous interdit le jeu du danger et de la joie. Personne ne nous commande de nous enthousiasmer pour des causes débiles ou des marchandises hideuses. »
L’enfance, c’est la part secrète de l’œuvre de Sylvain Tesson. Sera-t-il Tarzan ou Rimbaud ? Patrick Edlinger ou Victor Hugo ? À 50 ans passés, le bourlingueur ne veut pas choisir. Qu’il parte à la recherche des fées ou de la panthère des neiges, marche dans les pas de Lawrence d’Arabie, des grognards de Napoléon ou des évadés du goulag, il ne baisse jamais la garde du rêve et veut toujours fendre les zones du désespoir commercial en quête de beauté. Si tous trahissent, lui reste fidèle à la maxime de Jean Cau : « Qu’est-ce qu’un adulte sinon l’héritier d’une enfance ? Qu’est-ce qu’un adulte sinon le traître et le meurtrier d’un enfant ? L’enfant qu’il a été c’est ce qu’il y a de mieux chez un adulte. L’âge adulte c’est de l’enfance pourrie. » Alors, comme quand il était enfant, et pour rendre hommage aux derniers territoires encore libres du globe, il s’est mis en tête d’escalader tous les « piliers de la mer » possibles et imaginables, des îles Feroé aux Marquises, de la Tasmanie au Vietnam, en passant par les Philippines, l’Afrique et la Terre de Feu.
Paradoxe des paradoxes, Sylvain Tesson n’est pas allé chercher bien loin son premier stack. Au bout du jardin familial, il avait en effet en ligne de mire l’aiguille d’Étretat, chère au gentleman-cambrioleur Arsène Lupin. Il l’a donc grimpée en 2020 pendant l’épidémie de Covid, en pleine urgence sanitaire. C’est d’ailleurs tout en haut de celle-ci, à 55 mètres d’altitude, qu’il a lancé un « appel politique » à la fantaisie et à la liberté. L’appel a fait plouf. Hormis une poignée de mouettes, personne ne l’a entendu. Mais debout sur son stack, le poète a été frappé par la grâce. Il en fait part à Daniel du Lac, compagnon d’aventures, guide de haute montagne et champion du monde d’escalade. « Écoute, lui dit-il, on part. Vers les piliers de la mer. On les passe en revue. On les approche, on les grimpe, on les bénit. Je veux revivre mon illumination de l’Aiguille blanche. Me repayer le luxe de me sentir là où je me dois d’être. »
Quand on l’interroge sur ses ascensions, Tesson ne fait pas mystère de l’aide qu’il a reçue : « Daniel du Lac est celui qui m’a ouvert des portes pour pénétrer dans des domaines où mon niveau d’alpiniste extrêmement amateur ne me permettait pas d’aller. Grâce à lui, j’ai vécu les plus beaux moments de ma vie sur les parois, sur les sommets des montagnes et dans les glaciers, et naturellement sur les stacks. C’est lui qui prenait tous les risques quand nous montions sur ces piliers. Et grâce à lui, j’ai pu explorer des royaumes qui m’étaient interdits, en tout cas, que mes facultés propres ne m’auraient pas permis d’atteindre. C’est à ça que sert, naturellement, un peu, le guide de haute montagne, mais c’est surtout à cela que sert l’ami, et à ce qu’il vous permet d’accomplir. »
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Aujourd’hui, de retour sur le plancher des vaches, entre Honfleur et Courteuil, sur la rive gauche de la Seine, après quatre ans de folles ascensions jusqu’aux confins du monde, Sylvain Tesson a la démarche titubante de Johnny Deep dans Pirates des Caraïbes. Comme les stacks, il se balance dans les vagues. Tout bouge autour de lui, il ne recule pas. Adepte de la poésie violente, il se veut le dernier dandy du XXIe siècle, qui fait sien le vers de Walt Whitman : « Je n’ai rien à voir avec ce système ; pas même assez pour m’y opposer. » Aux yeux du monde, la course aux stacks peut bien paraître futile. Pour Tesson, c’est le contraire : « Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » Du Cyrano dans le texte…
Les piliers de la mer, Sylvain Tesson Albin Michel, 224 pages, 21,90 euros.
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