
En ce 26 décembre 2022, Hanif Kureishi ignore qu’il va tomber. En ce 26 décembre 2022, Hanif Kureishi ignore qu’il ne se relèvera pas. Frappé de tétraplégie, cloué sur un lit d’hôpital dans un pays dont il ne parle pas la langue. La situation lui évoque Gregor Samsa dans La Métamorphose de Kafka, un insecte à la renverse, une créature impuissante reléguée aux marges de l’humanité. Et c’est également de la littérature que vient le premier secours : « Je veux absolument continuer à écrire : cela ne m’a jamais semblé aussi crucial qu’aujourd’hui. » Il entreprend de dicter des notes quotidiennes, auxquelles des proches donnent à mesure forme écrite. La routine des soins, l’humiliation de s’en remettre à autrui pour les plus élémentaires besoins, l’incessant défilé des proches et moins proches à son chevet, la douleur et le désarroi, tout cela occupe bien sûr une grande place, mais l’auteur retrouve bien vite ses réflexes de romancier.
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« Je veux absolument continuer à écrire : cela ne m’a jamais semblé aussi crucial qu’aujourd’hui »
Un romancier soucieux des effets, comme dans ce fulgurant changement de registre : « L’idée que les lecteurs nous prêteront une oreille empathique doit aller de soi – et qu’ils recevront nos mots avec bienveillance et intérêt, de la même manière que nous serions susceptibles de les écouter, eux. C’est l’heure de mon deuxième lavement. J’ai hâte. » À une infirmière qui le confond avec Salman Rushdie, il répond aussi qu’en ce cas, il aurait eu les moyens de choisir un hôpital privé.
Une écriture placée sous surveillance
Dans un registre plus classique, Hanif Kureishi évoque son enfance de fils d’immigré pakistanais, la figure du père qui voulait faire de lui un grand joueur de cricket ou la découverte émerveillée et simultanée de « l’écriture et la littérature, la pornographie et les drogues ». Plus les jours passent dans une monotonie rompue par les transferts d’hôpital en hôpital, plus le journal s’éloigne toutefois de cette réalité immédiate et se fait offensif.
Le cas d’une ancienne étudiante, très soucieuse du politiquement correct, inspire cette réflexion : « Je suis soulagé de ne plus être un jeune auteur, à devoir travailler dans cette atmosphère de gêne et d’appréhension, en pleine Corée du Nord de l’esprit. » Suprême ironie de Fracassé, un écrivain paralysé dénonce une écriture empêchée, placée sous surveillance par les « lecteurs en sensibilité » et autres Lilliputiens dont la seule ambition est d’entraver les géants littéraires.
Les dangers du moment
S’il se réclame décidément de Kafka, selon lequel « un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous », il lui faut bien constater à l’inverse que des eaux glaciales, au moins depuis l’affaire Rushdie, se sont refermées sur les livres : « Avec la fatwa de février 1989, j’ai pris conscience pour la première fois qu’il pouvait y avoir des conséquences dans la vraie vie d’attaques romanesques contre des régimes et des institutions tyranniques. Suite à cet événement, je sais que certains ont pris peur et n’ont plus osé évoquer librement leur vision politique de l’islam ni même des musulmans en général. Aujourd’hui, c’est pire que jamais. » Le poète Paul Valet jugeait qu’un grabataire voyait le ciel à sa juste hauteur, se pourrait-il qu’un paralytique prenne la juste mesure des dangers du moment ?
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Fracassé, d’Hanif Kureishi, aux éditions Christian Bourgeois. 306 pages, 23 euros.
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