Le JDD. De Jean-Pierre Jouyet à Gilles Le Gendre plus récemment, en passant par Jean-Louis Borloo et Gérard Collomb, on ne compte plus les anciens proches d’Emmanuel Macron subitement tombés en disgrâce, pour ne pas dire humiliés. Est-ce pour cette raison que vous parlez de « président toxique » ?
Étienne Campion. Subitement : c’est bien le mot. J’y ajouterais volontiers « sans logique apparente », et surtout sans le moindre scrupule. Ce que j’avais d’abord perçu comme une méthode intrigante, que je croyais ponctuelle, réservée à quelques cas isolés, s’est progressivement imposée à moi comme une mécanique implacable. Au fil du temps, à mesure que j’observais la manière dont les relations de pouvoir se nouaient puis se délitaient, un schéma s’est dessiné. Cela m’a conduit à tenter d’en formuler une sorte de mode d’emploi : la méthode politique présidentielle. Je précise bien : politique. Car ce sont avant tout les relations humaines – ces fragments de trajectoire, ces instants d’alliance ou de trahison – qui façonnent, bien plus que les lois ou les grands discours, la « grande politique ». Elles en révèlent parfois bien davantage sur la manière de gouverner que tous les éléments de langage. Surtout chez Emmanuel Macron. J’ai été frappé de constater, avec une régularité presque clinique, à quel point, depuis son accession au pouvoir – et plus encore à mesure qu’il avançait, seul, dans l’exercice de ce pouvoir – il en est venu à incarner des traits que l’on associe désormais, sans détour, à une figure familière du langage courant : celle de la personnalité dite « toxique ».
Séduction. Rigidité. Manipulation. Absence d’empathie, de remords. Narcissisme. Parfois même un certain sadisme. Tous ces marqueurs – caractéristiques de profils dont l’influence, d’abord captivante, presque bénéfique, se révèle avec le temps profondément délétère – sont devenus les signes d’une relation viciée. C’est cela, à mes yeux, que j’appelle ses limites. Là où l’on s’interrogeait sur ce qui pourrait bien arrêter cet être présenté comme parfait, ces limites – que tout homme possède – étaient déjà là. Perceptibles dès les débuts, souvent éclipsées par l’aura de nouveauté, la brillance, la promesse. Elles sont devenues flagrantes à mesure qu’il s’y est heurté lui-même, de plus en plus violemment.
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Bien avant ses premiers pas en politique, dès les débuts de sa vie, les signes étaient déjà là : un besoin presque irrépressible de séduire, un rapport utilitaire aux autres, une inclination faible à créer des liens durables, une empathie variable, mobilisée comme un levier stratégique. Cette séduction constante, combinée à une rigidité glaciale et à une indifférence assumée face aux conséquences émotionnelles de ses actes, dessine une montée en température dont le point d’ébullition n’a, peut-être, pas encore été atteint.
« Une forme de despotisme feutré, au sens où un seul homme dirige »
Bien sûr, cela ramène – lui, le président – à un registre d’analyse inattendu, presque trivial. Car il y a, dans l’expression « Président toxique », quelque chose qui tient de l’oxymore. Comme s’il était indécent, voire inconcevable, de réduire une figure présidentielle à un comportement que l’on décrypte d’ordinaire dans la sphère intime, voire privée. Et pourtant, ce sont bien ses actes, ses choix, sa manière d’exercer le pouvoir qui justifient ce parallèle. En cela, sa personnalité devient un fait politique : elle nous concerne tous. C’est à elle qu’il faut s’attacher pour comprendre ce qui, collectivement, nous arrive.
Peut-on qualifier sa pratique du pouvoir de « solitaire » ?
On peut, en effet. À la différence de ses prédécesseurs, Emmanuel Macron s’est très tôt mis à répéter, en privé, une théorie singulière – presque déroutante pour ses conseillers – qu’il empruntait à François Mitterrand : « Je n’ai pas de cabinets ; les conseillers, ça n’existe pas ! » Certains, notamment ceux issus du sérail, en restent encore médusés. Car cette déclaration, aussi orgueilleuse qu’idéologique, a eu un coût élevé : elle a précipité non seulement l’échec du passage au pouvoir, mais aussi le basculement du macronisme originel vers une forme de despotisme feutré au sens où un seul homme dirige.
Contrairement à d’autres chefs d’État, Emmanuel Macron n’a pas cultivé l’esprit de bande, cette fraternité politique qui soude une équipe autour d’une vision. Le pouvoir, chez lui, n’a pas fédéré : il a isolé. Il n’a pas cimenté une cohésion, mais creusé une distance. Et, à y regarder de plus près, ce malheur élitaire – ce vide affectif et politique qui s’est creusé autour de lui – a gonflé au même rythme que celui qui ronge le pays. De l’affaire Benalla aux Gilets jaunes, du Covid aux retraites, les fractures se sont élargies, en miroir.
Les témoignages qui émergent aujourd’hui ont une valeur rare. Ils viennent de ce qu’on appelait les « premiers cercles », parfois surnommés « les Mormons » : Stéphane Séjourné, Benjamin Griveaux, Sibeth Ndiaye, Sylvain Fort, Jean-Marie Girier… Ceux-là mêmes qui l’ont porté jusqu’à l’Élysée. Et ceux-là mêmes qui, peu à peu, ont vu la magie s’éteindre. L’un d’eux le résume avec une lucidité désenchantée : « Les plus intelligents sont partis les premiers. » Restait alors une forme de one man show, où l’intérêt collectif s’effaçait derrière l’autorité solitaire du Président.
Certes, aucun chef d’État n’a jamais été un enfant de chœur. Son histoire personnelle témoigne cependant, en dehors de Brigitte Macron, d’une absence totale de « protectionnisme » envers ses proches – là où tant d’autres, même les plus autoritaires, ont toujours protégé leur clan. Non par tendresse, mais par instinct de survie. Or, Emmanuel Macron a choisi le contraire : il a renoncé. Renoncé aux mentors. Aux compagnons de route. Aux militants. Aux ministres. Et ce renoncement, paradoxalement, l’a affaibli.
Emmanuel Macron a parlé de « crime contre l’humanité » pour désigner la colonisation de l’Algérie, avant de réprouver quelques années plus tard la « rente mémorielle » sur laquelle « s’est construite la nation algérienne ». En 2011, il s’en prend dans un texte à la « crispation césariste » de l’hyper-présidentialisme, mais entend incarner le président « jupitérien » une fois élu. En 2018, il fait de l’humoriste controversé Yassine Belattar, réputé proche de l’islam politique, son « Monsieur Banlieue », avant de prononcer en octobre 2020 aux Mureaux un discours de fermeté régalienne sur le « séparatisme islamiste ». Quelle cohérence dans tout cela ?
Joli résumé, en effet. Et l’on pourrait poursuivre cette litanie sur des pages entières, tant le matériau est dense. Démagogie ? Contre-démagogie ? Tout dépend, au fond, du côté de la ligne de fracture idéologique sur lequel le président a choisi de se placer. Car Emmanuel Macron, tantôt très à gauche, tantôt furieusement à droite, donne le sentiment que les idéologies, les principes politiques, ne sont ni pour lui un socle, ni un cap – mais des instruments. Des leviers. Des opportunités.
Alors, quelles sont ses (vraies) raisons ? Lorsque les actes d’un homme obéissent à si peu de logique apparente – jusqu’à leur point d’orgue qu’est la dissolution –, le simple jugement ne suffit plus. On ne peut plus, naïvement, s’en tenir à ce qu’il fait. Il faut chercher à comprendre. Et c’est là tout l’enjeu d’une biographie-enquête : comprendre un homme pour comprendre ses actes. Et, à travers eux, l’état du pays. Il faut entrer dans son histoire. Il faut comprendre l’homme avant de comprendre le Président. Car tout y est déjà. Le génie. La séduction. Mais aussi le mensonge. La manipulation. L’usage stratégique des affects. Les années de pouvoir l’ont vu éclore, se déployer, prendre toute sa mesure – mais elles ne l’ont pas transformé. Ce n’est pas un autre Emmanuel Macron que celui de ses débuts. C’est le même. En plus accompli. En plus nu dans sa vérité.
Vous citez ce proche du chef de l’État, qui a cette formule terrible : « Macron aime par-dessus tout se regarder être président, il éprouve une jubilation manifeste à habiter ses fonctions ». Est-ce un bon résumé de son exercice du pouvoir ?
« Président… pour quoi faire ? » C’est presque le titre que j’aurais pu donner à ce livre. Les anciens conseillers d’Emmanuel Macron – ceux que j’ai interrogés longuement – livrent, sans concertation mais avec une étrange unanimité, un même diagnostic : chez lui, la présidence semble être une fin en soi. Une présidence pour la présidence. Et cette question, lancinante, les hante aujourd’hui plus que jamais : à quoi bon tout cela ?
Dans leurs mots, il y a un vertige. Une forme de désarroi lucide. Et, surtout, un immense sentiment de gâchis. Car ce mystère macronien – celui d’un homme qui s’est lui-même ouvert le chemin du pouvoir, avec une intelligence stratégique indéniable, qui disposait d’un véritable boulevard grâce au « en même temps », à condition seulement d’un léger renoncement à lui-même (éviter les petites phrases, ne pas se donner en spectacle, ne pas incarner ce président déconnecté qu’il prétendait ne pas être) – ce mystère, donc, aurait pu aboutir à la réussite de deux quinquennats. Même dans un pays fracturé, secoué par le doute, traversé par les vents contraires du populisme. Au lieu de cela, il a semblé se détourner de cette opportunité historique.
À l’image de ces rois antiques qui, à force de puissance, finissent par se détruire eux-mêmes, Emmanuel Macron a conduit son pouvoir à flirter avec la caricature – celle d’un Néron revisité. Un plaisir trouble, presque addictif, à occuper le centre de toutes les attentions – qu’elles soient admiratives ou hostiles. Un goût marqué pour les instants solennels, les heures graves, où la dramaturgie du pouvoir devient sa propre finalité. Chez lui, la fonction présidentielle semble se suffire à elle-même. Elle devient l’alpha et l’oméga. Le pouvoir pour le pouvoir. Tout le monde ne vient pas au sommet de l’État avec un dessein transcendé, comme De Gaulle. Dans l’histoire, les rois ont souvent eu, avant tout, un projet simple et brutal : être roi.
« Cet homme, finalement, ne marque peut-être que l’aube d’un désordre plus grand à venir. », écrivez-vous. Quel peut être l’héritage politique du macronisme ? En restera-t-il quelque chose ?
C’est une question passionnante. On ne peut s’empêcher de s’interroger : quelle trace Emmanuel Macron laissera-t-il ? Car les présidents, en France – a fortiori sous la Ve République – ne passent jamais sans laisser de sillage. Qu’ils soient bâtisseurs, démolisseurs ou illusionnistes, ils marquent leur époque. Mais ceux qui bouleversent véritablement le cours de l’Histoire ne le font jamais par simple volonté. Ils sont le fruit d’une alchimie rare : une composition cérébrale imprévisible, mise en résonance avec l’état de stupeur d’un pays enlisé, incapable de sortir seul de son inertie.
« Infiniment malléable, mais incapable de s’arrimer durablement à un cap, à une ligne, à un horizon »
Pour lui, que nul n’est jamais parvenu à cerner tout à fait, la rencontre avec l’Histoire n’a manifestement pas été pour le meilleur. Emmanuel Macron n’était pas insaisissable par profondeur, mais par l’étrangeté brute de cette loterie naturelle – aveugle, indifférente, dénuée de toute logique morale – qui a façonné son esprit. Je dis, à la fin de ce livre, que sauf à considérer qu’il a, d’une certaine manière, sublimé les colères françaises, enrichi le drame, nourri le récit et façonné à sa manière un nouveau chapitre de notre histoire collective, son intelligence, bien que vaste en apparence, s’est révélée matière plastique : infiniment malléable, mais incapable de s’arrimer durablement à un cap, à une ligne, à un horizon.
Cette souplesse, qui aurait pu engendrer finesse, complexité et fécondité a, au contraire, libéré un chaos intérieur, devenu le miroir de ses contradictions. Ce chaos, dans la confusion, restera sans doute l’une des clés de son héritage. Et certains diront, non sans raison, qu’il n’a « pas tout raté ». Sur la scène internationale, malgré de nombreux ratés, il a su investir avec une énergie certaine la fonction de roi diplomate que permet la Cinquième République. Une propension à tout commenter, à se poser en super-interprète du monde, à parler haut quand le terrain national lui échappe. À condamner ceci, dénoncer cela. Indifférent à l’idée que sa parole, souvent, ne pèse plus rien aux yeux des dirigeants qu’il interpelle. Mais à force de tout commenter sans auctoritas (légitimité, assentiment populaire), ni potestas (pouvoir effectif), d’autres diront qu’il n’aura fait, peut-être, que prolonger l’agonie de l’habit présidentiel. En le portant à vide, jusqu’à l’effilochage.
À la fin de votre livre, vous citez Emmanuel Macron dans vos remerciements, « objet d’étude des plus fascinants ». Quel mot choisiriez-vous pour le définir ?
Toxique ! (rires) Résumer une personnalité en un mot n’a rien d’une sinécure. C’est vouloir capturer un éclair dans un bocal. La probabilité que deux flocons de neige identiques soient déjà tombés sur Terre est, on le sait, infime. Il en va de même pour les tempéraments humains. Le langage est un outil d’une puissance inouïe – pour nommer, cerner, tenter de comprendre – mais aucun mot, aussi juste soit-il, ne peut contenir à lui seul l’infinie complexité d’un être. J’aime autant le mot « incompréhension ». Il est incompréhensible, donc incompris. Et puis il y a la peur. Cette émotion primale que l’on évite de convoquer en politique, mais qui dit tant. Les êtres insondables sont rares, très rares. C’est peut-être ce qui explique pourquoi tant d’hommes finissent par devenir tristement banals : parce qu’ils deviennent tristement prévisibles. Donc apprivoisables. Par la cognition humaine. Par l’autre. Ils ne font plus peur.
Mais Emmanuel Macron, lui, a quelque chose… d’un peu flippant. Et c’est peut-être ce qui le rend aussi fascinant. Il a refusé de me rencontrer. Mais je rêve de pouvoir le faire un jour. Sans acrimonie, sans mise en accusation. Avec l’unique ambition de comprendre. Non pas juger. Comprendre. Non pas moraliser, mais creuser. Pour aller au plus profond de ce mystère singulier et, à travers lui, éclairer l’étrange voyage politique que prend notre pays. Je payerais très cher pour cela !
Le Président toxique – Enquête sur le véritable Emmanuel Macron, Étienne Campion, éditions Robert Laffont, 464 p., 23,50 euros.
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