Dura lex, sed lex ; « le juge n’a fait qu’appliquer la loi » ; « remettre en cause un jugement, c’est s’en prendre à l’État de droit » ; « on ne critique pas publiquement une décision de justice ». Telles sont les fins de non-recevoir fulminées depuis le 31 mars 2025 pour couper court au débat légitime sur le jugement rendu par le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire des assistants des eurodéputés du RN. Elles ne sont pas fondées. Non, le tribunal n’était pas obligé par la loi de prononcer une inéligibilité, encore moins de donner à celle-ci un effet immédiat.
La loi Sapin II du 9 décembre 2016, adoptée après l’affaire Cahuzac, prévoit certes une peine d’inéligibilité « obligatoire » pour des infractions comme le détournement de fonds publics ou la prise illégale d’intérêts. Mais, en vertu du principe de non-rétroactivité de la loi pénale, plus sévère, elle ne pouvait s’appliquer à des faits antérieurs à son entrée en vigueur, tels ceux qui sont reprochés à Marine Le Pen et à ses coprévenus.
Quant à l’effet immédiat (« exécution provisoire ») de l’inéligibilité, le droit, comme la sagesse, conduisaient à l’écarter, ce à quoi s’attendait la grande majorité des juristes. Le législateur n’aurait pas dû prévoir une inéligibilité avec effet immédiat (nonobstant l’appel) : elle est par trop contraire au droit d’éligibilité et au droit au recours. Dans le cas de Marine Le Pen, elle s’apparente à une exécution politique capitale. Le législateur devrait retirer cette arme des mains du juge. Toutefois, tant qu’elle existe, le juge n’est pas obligé d’en faire un usage inconsidéré.
Le Code pénal et le Code de procédure pénale sont muets sur les cas dans lesquels l’inéligibilité peut être ordonnée par provision, mais cela ne veut pas dire que cette faculté est à la discrétion du juge. L’inéligibilité avec exécution provisoire doit répondre aux conditions que pose depuis longtemps la jurisprudence de la Cour de cassation pour l’exécution provisoire des peines classiques (emprisonnement, confiscation …) : gravité de l’infraction, risque de récidive, sauvegarde de l’ordre public et bon fonctionnement de la justice pénale. Aucune n’est réalisée en l’espèce.
Exécution politique capitale
La gravité de l’infraction ? Ce qui est reproché au RN, c’est d’avoir employé les assistants de ses eurodéputés non seulement sur des sujets intéressant le RN à Bruxelles mais encore sur des sujets intéressant le RN au niveau national. Pas d’enrichissement personnel. Pas de détournement de fonds publics au sens commun du terme, puisque le procédé incriminé n’a pas fait disparaître un euro des caisses du Parlement européen. L’irrégularité tient au franchissement du périmètre des tâches assignées aux assistants parlementaires (encore que la frontière entre sujets nationaux et européens soit poreuse).
La suite après cette publicité
On connaît des infractions plus graves (actes de violence contre des personnes âgées, agressions sexuelles commises sur mineurs…) dont les auteurs sont beaucoup moins lourdement punis que Marine Le Pen ici (quatre ans de prison dont deux ferme, 100 000 euros d’amende, cinq ans d’inéligibilité avec effet immédiat) ! La hiérarchie des peines prononcées par le juge (comme celle des peines prévues par la loi) devrait pourtant refléter l’échelle des valeurs auxquelles adhère une société.
Le risque de récidive ? Les faits remontent à plus de dix ans. Aucune nouvelle irrégularité n’a été observée, depuis lors, de la part de Marine Le Pen, dans l’emploi de ses indemnités parlementaires. Le calvaire judiciaire qu’elle a subi suffirait d’ailleurs à la dissuader pour toujours de commettre la moindre entorse aux règles d’usage desdites indemnités. Elle n’est plus eurodéputée et n’est plus présidente de son parti. Il faut vraiment beaucoup d’imagination pour voir un risque de récidive, comme le fait le tribunal correctionnel, dans le fait d’avoir nié le caractère infractionnel des faits qui lui étaient reprochés… c’est-à-dire qu’elle a exercé sa défense.
Il est plus inventif encore de qualifier d’atteinte à l’« ordre public démocratique » – notion forgée par le tribunal pour les besoins de la cause – la possible accession à l’Élysée de Marine Le Pen, du seul fait qu’elle a été condamnée par lui en première instance. Autrement dit : j’aggrave votre punition puisque je viens de vous condamner. Logique orwellienne…
Qui plus est, l’exécution provisoire d’une inéligibilité doit satisfaire la condition fixée par une décision toute récente du Conseil constitutionnel (28 mars 2025) : elle ne doit pas avoir d’effet disproportionné sur la liberté de choix de l’électeur. Or, priver des millions de Français de leur candidate naturelle à la principale élection du pays, candidate en outre la mieux placée dans la course à la magistrature suprême, est une atteinte manifeste à la liberté de choix de l’électeur.
Le tribunal n’a pas tenu compte de cette « réserve d’interprétation » qui s’imposait pourtant à lui en vertu de l’article 62 de la Constitution. La liberté de critiquer un jugement, sans tomber bien sûr dans l’injure ou la diffamation, n’est prohibée par aucun texte. Elle est même nécessaire, dans une société démocratique, car les juges ne répondent institutionnellement devant personne de leur manière de juger. Faudrait-il, de plus, que la critique de leurs sentences soit soustraite au débat public ?
C’est mal protéger l’État de droit que de défendre aveuglément – au point d’en interdire la critique – une décision de justice contestable au regard des valeurs mêmes de l’État de droit (proportionnalité, correction juridique, responsabilité sociale et politique du juge). Comment ne pas voir que l’émotion suscitée par une décision aux effets potentiellement délétères pour le climat politique du pays peut nourrir une révolte contre l’État de droit ?
Source : Lire Plus