Dans la nuit du 19 au 20 mars 1817, à Rodez, dans l’Aveyron, un ancien procureur impérial est sauvagement assassiné. L’affaire Fualdès peut commencer. Très vite, on ne parle que d’elle d’un bout à l’autre du continent. Judiciairement bâclée, elle conserve, deux siècles plus tard, sa part de mystère. Ce n’est pas une affaire classée. Ou alors c’est « le » cold case du XIXe siècle. Mais n’allez pas le souffler à l’oreille de l’académicien Frédéric Vitoux qui préside, dans la vénérable institution du quai de Conti, la Commission d’enrichissement de la langue française. L’américanisme écorche jusqu’à l’amour qu’il porte à la langue française.
Ce n’est d’ailleurs pas une « affaire froide », à l’image d’une chambre mortuaire : c’est une affaire gelée ou, mieux encore, une affaire dormante, deux expressions, selon lui, infiniment plus éloquentes. Si elle est dormante, c’est qu’elle n’est pas morte. C’est le pari qu’il fait dans La Mort du procureur impérial, non pas seulement un procès en révision, reprenant les failles de l’instruction, mais une promenade dans les pas perdus de la littérature, conduite avec un art du pas de côté qui confère au récit le charme feutré des vieilles chroniques.
L’affaire eut un retentissement énorme, dont on n’a quasiment plus idée…
L’affaire Fualdès, comme on va tout de suite l’appeler, commence au matin du 20 mars 1817 quand le cadavre d’Antoine Bernardin Fualdès, ancien procureur impérial, est repêché dans l’Aveyron, au pied de Rodez. L’homme a été égorgé. Le crime jette aussitôt l’effroi sur la cité, puis la France et bientôt l’Europe. L’assassinat fut perpétré dans la maison Bancal – cela ne s’invente pas –, repaire de contrebandiers. Des rumeurs se répandent alors rapidement. L’une d’elles prétend qu’il s’agit d’un règlement de comptes politique. On parle d’un complot royaliste. Fualdès, éphémère magistrat sous la Révolution, aurait, dit-on, détenu des documents secrets prouvant que Louis XVII ne serait pas mort dans la prison du Temple, mais qu’il aurait réussi à s’en évader. Nous voilà en plein roman-feuilleton.
Certes, la Terreur blanche de 1815 fut le théâtre de vengeances sanglantes. La société secrète des Chevaliers de la foi, cénacle d’ultraroyalistes fascinés par les rites maçonniques, que Fualdès avait combattue en 1814, a pu jouer, çà et là, un rôle obscur dans le Midi insurgé contre Napoléon. Mais rien de probant. En 1817, ces soubresauts semblent loin. Il n’en demeure pas moins que ces rumeurs inquiètent les autorités, qui s’empressent de hâter le cours de la justice. Les soupçons vont principalement se porter sur deux proches de la victime : Jausion et Bastide, beau-frère de Fualdès. Ni l’un ni l’autre n’avaient pourtant le moindre intérêt à commanditer ce meurtre. Ils n’en furent pas moins condamnés à mort au terme d’un second procès tenu à Albi au printemps 1818, après un premier, tout aussi retentissant, à Rodez, durant l’été précédent.
Pourquoi cette affaire a-t-elle tenu aussi longtemps en haleine l’opinion ?
Il y a un mystère total autour d’elle, qui explique la fascination qu’elle a pu exercer. C’est sûrement l’affaire criminelle qui a le plus fait parler d’elle, non pas seulement dans les dix ou vingt ans qui ont suivi le procès, mais bien au-delà. Balzac y fait allusion à six ou sept reprises ; Victor Hugo la convoque dans Les Misérables ; Bouvard et Pécuchet s’y réfèrent. Au début du XXe siècle, Maurice Barrès, sur le chemin de Sparte, fait étape à Rodez pour prouver que ce ne sont pas les royalistes qui ont tué Fualdès. Pierre Bellemare lui consacre une soirée spéciale assortie d’un téléfilm à la fin des années 1970.
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Quelle est cette part d’ombre qui la rend si contagieuse ?
C’est la première affaire criminelle à avoir été amplifiée par l’image : gravures, eaux-fortes, lithographies. Jusqu’alors manquait à la chronique judiciaire la diffusion massive des visages. Un imaginaire populaire se cristallise autour, une chanson même : La Complainte de Fualdès.
« Henri de Latouche m’a toujours fasciné »
Il y a également un personnage central, que le grand public ne voit pas, mais qui en est comme le souffleur : Henri de Latouche (1785-1851), journaliste, poète, dramaturge. Libéral à l’humeur frondeuse, hostile aux Bourbons, il croit d’abord à une affaire politique. Le peintre Géricault est dans le même état d’esprit quand il entreprend des esquisses sur l’affaire avant se lancer dans les études du Radeau de la Méduse. Mais Latouche perçoit rapidement l’absence de tout motif politique véritable. Ce qui le retient, en pionnier du romantisme, c’est le climat général de trouble. Il a alors une intuition novatrice : au lieu d’imposer à ses lecteurs une interprétation polémique du crime, il choisit de leur livrer le procès brut, sans commentaire. Il invente ce que nous nommerions aujourd’hui un « journalisme neutre ».
À mesure que les sténographies des audiences parviennent à Paris, il les publie, deux à trois fois par semaine. Les Français peuvent suivre mot à mot le procès. C’est une première. Ses publications rencontrent un énorme succès – elles, pas leur auteur, homme assez secret et ombrageux, qui s’aliène la jeune génération romantique, acquise aux idéaux royalistes, dans un essai mordant, Camaraderie littéraire.
C’est Fualdès qui a donné son nom à l’affaire, alors qu’on ne sait presque rien de lui…
C’est un notable qui a fait de mauvaises affaires. On n’a pas pu le tuer pour le voler. Il s’évanouit, si je puis dire, dès l’ouverture du drame. De lui, on ne sait presque rien. Je n’irais cependant pas jusqu’à dire qu’il n’y avait rien à en savoir, mais enfin il est tout de suite éclipsé par un témoin qui devient la vedette du procès, Clarisse Manzon, une jeune femme plutôt jolie, issue de la bonne société provinciale, empêtrée dans ses mensonges, qui affirme tour à tour avoir été témoin – et ne pas l’avoir été – du crime. Le président du tribunal parle d’elle comme de la « Providence » appelée à lever le « mystère horrible ».
Une fois le premier verdict tombé, elle est finalement incarcérée, les juges finissant par se lasser de ses volte-face. À l’automne 1817, Latouche part à sa rencontre. C’est un personnage selon son goût et peut-être son cœur. Il voit en elle l’une de ces héroïnes troublantes que chérit le romantisme gothique : une jeune femme emprisonnée, entourée de conspirateurs. Il veut en faire une héroïne. Il va réussir.
Est-ce lui qui a rédigé ses Mémoires, prodigieux succès de librairie ? Vraisemblablement. À chaque ligne, Clarisse brille, sans considération pour les autres. C’est une écervelée avide d’admiration. Il est trop tôt pour parler d’hystérie – Charcot n’a pas encore livré ses travaux –, mais elle écrit au comte d’Estourmel, préfet de l’Aveyron : « Je suis presque aliénée. » C’est ce qu’on appellerait de nos jours une personnalité histrionique. Prise dans le piège de ses contradictions, elle s’écrit à elle-même de fausses lettres de menaces – alors que les vraies menaces proviennent de son père ou des juges. La fin de sa vie est épouvantable. Devenue indésirable à Rodez, elle gagne Paris. On dit – sans qu’aucune trace l’atteste – qu’elle racontait son histoire dans des cabarets de la capitale, comme Lola Montès dans le film de Max Ophüls.
Le portrait que vous faites d’Henri de Latouche est fascinant, mais n’est-ce pas l’homme des occasions manquées ?
Latouche m’a toujours fasciné. À 17 ans, j’ai lu son Fragoletta, qui demeure à mes yeux un des grands livres du romantisme. Son premier amour fut la comédienne et poétesse Marceline Desbordes-Valmore, qu’il découvrit. Il est proche de Stendhal. Sans lui, la poésie d’André Chénier, guillotiné en 1794, nous serait à jamais inconnue. C’est lui qui lance George Sand. Il dira d’ailleurs : « Mon seul orgueil se compose en littérature de deux souvenirs : avoir édité André Chénier et empêché George Sand de s’occuper de portraits à l’aquarelle. » Qu’est-ce qu’il lui a manqué ? D’être arrivé vingt ans trop tôt et de n’avoir que du talent, immense, à défaut de génie.
La Mort du procureur impérial, Frédéric Vitoux, Grasset, 320 pages, 23 euros.
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