Il est minuit à Paris. Au Gallopin, on dîne, on chante et on danse. Les samedis se suivent et se ressemblent. Monsieur Christophe est l’hôte des lieux. Il reçoit une clientèle qui n’a pas de souci de fin de mois. En apparence. Les diablesses s’habillent en Prada. Méfiez-vous du sac Chanel qui sort. Et puis les gens sont toujours moins riches qu’on ne croit. On imagine des châteaux en Espagne. On découvre un deux-pièces à Colombes.
Il est minuit. Un peu de glamour. Beaucoup de paillettes. Les femmes n’ont pas trente ans. Elles portent le noir. Robe, veste, pantalon, jusqu’aux escarpins. Pas de jean. C’est samedi soir. Les hommes ont une chemise blanche.
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Comme tous les jours. La sono crache du Bécaud : « Je reviens te chercher. » À la table voisine, on monte sur les chaises : « Je savais que tu m’attendais. » Une robe noire chante en playback. J’observe ses lèvres : « Tu vois, je n’ai pas trop changé. » Elle sait les paroles par cœur. Je fixe la salle. Les robes noires chantent plus que les chemises blanches. Après Bécaud, Michel Delpech et ses oies sauvages. Monsieur Christophe me dit que Yann Muller, un DJ made in baie des Anges, a remixé la chanson originale. « Ça le fait, non ? » Christophe parle le « djeune » quand vient la nuit. Après Delpech, Sardou. Après Sardou, Gilbert Montagné : « On va s’aimer / Sur une étoile ou sur un oreiller. » Les voisines sont déchaînées. Aucune d’entre elles n’était née en 1984 quand Didier Barbelivien a écrit ces paroles qui traversent les années.
Je n’ai pas bougé de ma chaise. J’attaque mon troisième café. Mon amoureuse a des fourmis dans les stilettos. Sur Aline de Christophe, elle a craqué. Plus exactement, elle a crié, crié Aline pour qu’elle revienne. Je zyeute et j’écoute. Toutes ces chansons ont quarante ans, cinquante ans, quand ce n’est pas soixante. J’écoutais le hit-parade de Jean-Loup Lafont sur Europe 1 qu’elles existaient déjà. Pourquoi sont-elles toujours vivantes ? En 1984, personne n’écoutait Tino Rossi ou Maurice Chevalier. Pourquoi les enfants écoutent-ils les mélodies de leurs parents qui les entraînent jusqu’au bout de la nuit, qui les entraînent jusqu’à l’insomnie – refrain connu ? Et si Delpech, Sardou, Dassin, Bécaud toujours à la mode en disaient plus sur la France qui pleure le monde d’hier que tous les sociologues, essayistes, intellectuels réunis ?
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Ciné et télé de papa
Je regarde le cinéma des années 1960, 70, 80 comme je visiterais un musée. « Oh ben, mon vieux, si j’aurais su, j’aurais pas venu. » Les policiers portent une cravate. La sonnerie du téléphone fait dring, dring. Il y a des flippers dans les cafés et aucun ordinateur sur les bureaux. À ceux qui interrogent le passé, je prescris une ordonnance de Truffaut, de Sautet, de Verneuil. Promenons-nous dans les films pendant que le présent n’y est pas. Je conduis une DS. Je cours derrière un autobus à plateforme. César et Rosalie (1972) ausculte les bourgeois qui ont voté Pompidou ; Un Éléphant, ça trompe énormément (1976) dessine les cadres sup’ qui ont élu Giscard.
Il y a aussi l’application Madelen pour aller faire un tour du côté de chez Swann. Et plonger dans un océan de vestiges. Madelen est la chaîne de l’Ina. Elle est disponible sur les plateformes. Elle propose les programmes que la télévision de papa a diffusés durant cinquante ans : les dramatiques de l’ORTF, les feuilletons qu’on ne nommait pas séries, des débats, des documentaires, du théâtre, etc. Madelen est une mine.
Je ne magnifie pas le passé. La tentation existe pour tout quinquagénaire
Je ne magnifie pas le passé. La tentation existe pour tout quinquagénaire. Stefan Zweig commence à écrire Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen en 1934. Il a 53 ans. Il regrette un âge d’or qu’il situe avant 1914. Mais peut-être aussi regrette-il sa jeunesse… Le XXIe siècle a ses avantages. La médecine progresse. Internet facilite la vie. Les hommes et les femmes partagent le pouvoir. Hélas ! L’Assemblée nationale accueille des analphabètes. L’école fabrique des illettrés. Des jeunes femmes jouent au football, un voile enroulé autour du crâne. Les adolescents sortent le soir un couteau dans leur poche.
Changement de planète
Jamais un professeur n’a évoqué les « valeurs de la République » durant mes années de collège et de lycée. L’expression n’existait pas. Nous apprenions l’histoire de France. Elle commençait avec nos ancêtres les Gaulois ; elle finissait le 8 mai 1945. Les écoliers aimaient Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon Ier qu’ils révéraient comme on révère un passé glorieux.
Jamais la laïcité ne fut un thème de discorde il y a cinquante ans. Ni à l’école publique, ni à l’école privée. Elle n’était pas un thème, tout simplement. Laïcité, connais pas. Aucun intégriste laïcard ne convoquait l’Antéchrist quand pointait l’ombre d’un crucifix. Les Français abandonnaient peu à peu la messe le dimanche mais ils baptisaient, mariaient, enterraient leurs parents, leurs amis dans l’Église romaine.
Jamais encore une polémique ne cibla La Marseillaise pour savoir qui la chantait et qui ne la chantait pas parmi les Bleus de l’époque. Michel Platini gardait les lèvres serrées. Personne n’imaginait qu’il défiait le pays. Au registre de l’état civil, il n’est pas écrit « Michele » à l’italienne mais « Michel » à la française. Appelons ça l’assimilation.
Un monde sépare la fin du XXe siècle des années 2020
Jamais enfin je n’ai entendu « vivre ensemble » avant les années 1990. Non que les Français vécussent les uns avec les autres. Je ne suis pas naïf. Michel Jonasz chantait « les palaces, les restaurants, on ne faisait que passer devant », quand sur un air de mélancolie balnéaire, il évoque ses vacances au bord de la mer. Les riches et les pauvres ne mélangeaient pas les carrés Hermès et les nappes en papier. En revanche, ils partageaient la même histoire, la même coutume, et souvent le même Dieu. Un monde sépare la fin du XXe siècle des années 2020.
Nous n’avons pas changé d’époque.
Nous n’avons pas changé de pays.
Nous avons changé de planète.
Lorsque je portais les cheveux plus longs et qu’ils étaient plus noirs, je me souviens que les Rolling Stones, David Bowie et William Burroughs vénéraient Brion Gysin, poète, icône et pythie de l’underground. « Here to go, Planet R-101 », annonçait-il. « Ici pour aller ! » Où ? On ne sait. Comment ? C’est à voir. Mais on y va. Rendez-vous Planète R-101.
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