Alors qu’aux États-Unis, les expulsions des clandestins se poursuivent, l’entrée cette semaine sur le territoire d’un individu un peu particulier fait polémique. Il s’agit de Kirill Dmitriev. Un Russe donc, et pas n’importe lequel puisqu’il est ni plus ni moins que le plus proche conseiller de Vladimir Poutine sur l’Ukraine. Pour la rendre possible, le département du Trésor a dû lever pendant sept jours certaines sanctions contre les personnalités russes, et ce afin que le département d’État lui délivre un visa. C’est en effet la première fois depuis février 2022 qu’un haut dignitaire russe foule du pied le territoire des États-Unis d’Amérique.
Kirill Dmitriev doit rencontrer Steve Witkoff, le conseiller du président Trump. Depuis le week-end, ce dernier ne décolère pas. Les États-Unis avaient annoncé un deal sur l’arrêt des combats en mer Noire. L’Ukraine avait dit oui. Mais juste après, les Russes ont fait monter les enchères, expliquant ainsi que le cessez-le-feu ne répondait pas aux causes du conflit.
De son côté, Poutine a évoqué une gestion par l’ONU du pays, le temps que des élections se tiennent. But avoué : se débarrasser de Volodymyr Zelensky. Les Russes ont également demandé que des sanctions soient levées. Face à cela, les commentateurs ont moqué Trump en racontant qu’il s’était fait rouler dans la farine. Or il n’en est rien, comme nous le révèle une enquête du New York Times. Car sur le terrain, en Ukraine, ce sont toujours les Américains qui mènent la danse. Avec eux, les Ukrainiens tiennent. Sans eux, la guerre est terminée.
Les Américains, prêts à se désengager ?
L’implication des États-Unis en Ukraine est plus ancienne et profonde qu’on ne se l’imaginait jusqu’alors. Le 20 février 2014, la Russie envahit la Crimée. Valentyn Nalyvaïtchenko, le directeur du SBU d’alors, le renseignement ukrainien, contacte les chefs de poste de la CIA et du MI6, l’espionnage britannique. La CIA décide aussitôt de créer douze bases secrètes le long de la frontière russe. Il faudra attendre dix ans pour apprendre leur existence, grâce à une première enquête au long court du New York Times. Le quotidien américain enfonce le clou.
On y apprend qu’il n’y a pas que l’activité clandestine des Ukrainiens qui soit pilotée par Washington. L’armement, la formation, l’équipement, mais aussi les choix stratégiques de la guerre jusqu’à la conception des opérations, tout témoigne d’une emprunte profonde de Washington, presque à chaque étape du conflit. Cette implication pèse aujourd’hui, au moment où, sous l’égide de Trump, les USA semblent souhaiter se désengager. Vont-ils tout laisser derrière eux comme ils l’ont fait en Afghanistan, véritable hantise de l’état-major ukrainien, nous dit le New York Times ? L’Europe et les autres alliés de l’Ukraine sauront-ils se substituer aux USA devant un tel retrait ? Une avancée plus rapide et plus nette des Russes en sera-t-elle la conséquence ? Bref, si Trump se retire vraiment, va-t-il finir par offrir à Poutine la victoire sur un plateau ?
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Aujourd’hui, le maître du Kremlin semble avoir l’avantage
En avril 2022, lors d’un reportage sur des volontaires venus aider l’Ukraine, nous avions découvert à notre grand étonnement que la sélection et l’encadrement de la « Légion ukrainienne » qui les accueillait étaient opérés par des instructeurs américains. Il était tabou d’en parler alors. L’émotion provoquée par l’invasion russe dominait tout. Or, à la même époque, à Clay Kaserne, QG des forces américaines en Europe situé à Wiesbaden, en Allemagne, une réunion entre militaires américains et ukrainiens consacrait une alliance d’une ampleur jamais révélée jusqu’ici.
Ce jour-là, le général Chris Donahue, commandant du 18e corps aéroporté, scellait un partenariat avec le général ukrainien Mykhaïlo Zabrodskyi qui allait durer toute la guerre. L’objectif initial de Donahue était d’introduire la palette entière des armes américaines sur le champ de bataille au profit de l’Ukraine. La coopération va rapidement prendre une tout autre dimension.
L’implication américaine, dont la seule fourniture de matériel atteindra la somme de 66,5 milliards de dollars, se traduit par la conception commune, toujours à Wiesbaden, des offensives et des contre-offensives, intégrant le renseignement, la stratégie, la planification. En principe, les Ukrainiens conservent l’initiative, mais juste derrière, on trouve l’œil américain qui voit tout, l’oreille américaine qui entend tout. Et sur le terrain, les miracles se succèdent.
Après l’étau desserré autour de Kiev, le retrait des Russes des régions de Kharkiv puis de Kherson, c’est au tour de la flotte de la mer Noire d’être neutralisée par des drones navals dans sa base de Sébastopol, jusqu’à en être déplacée. Juste avant, les Ukrainiens avaient coulé le Moskva, le navire amiral de la flotte russe, toujours avec l’aide du renseignement américain. 2022 se termine au crédit de l’Ukraine. Parfois, la main américaine se fait trop pesante, créant des tensions. D’autres fois, les Ukrainiens s’obstinent à ignorer leurs conseils. Ils se plaignent surtout que Washington ne leur fournisse pas assez d’armements, ou qu’on les empêche de frapper les Russes sur leur territoire, par peur de provoquer une escalade dans le conflit.
Tout du long, les Américains sont bien conscients que leur implication flirte avec de la cobelligérance, mais l’administration Biden finit toujours par céder
Les lignes bougent
En 2023, la politique et les egos s’en mêlent. Le président Zelensky veut avoir son mot à dire. Conçue à Wiesbaden, approuvée par le chef d’état-major ukrainien, Valeri Zaloujny, la contre-offensive de l’été doit percer à Melitopol et couper le territoire russe conquis. Mais Zelensky préfère suivre les recommandations d’un autre général, rival de Zaloujny, Oleksandr Syrsky, qui s’obstine à attaquer à Bakhmout pour, espère-t-il, prendre Lougansk et le Donbass. Zaloujny fait trop d’ombre à Zelensky et se retrouve ambassadeur à Londres. Plus docile, Syrsky prend sa place. Zelensky veut une victoire, un coup d’éclat pour rassurer ses alliés. Finalement, la contre-offensive s’épuise sur les champs de mine. Wagner conquiert Bakhmout au bout de huit mois de siège. L’armée ukrainienne en ressort décimée. La politique a eu raison des stratèges de Wiesbaden.
Tout du long, les Américains sont bien conscients que leur implication flirte avec de la cobelligérance, mais l’administration Biden finit toujours par céder. Les Américains déploient des instructeurs à Kiev, puis sur le front. En face, Poutine menace de riposte nucléaire. À l’arrière, au pays, le souffle de Trump qui arrive se fait sentir au Congrès, où l’aide à l’Ukraine est plusieurs fois bloquée. Sur le front, les missiles à longue portée finissent par arriver. Les Américains refusent toujours aux Ukrainiens le droit de les utiliser contre le territoire russe. « Nous protégeons notre pays tandis que vous protégez les fantômes de vos peurs de la guerre froide », les tacle un officier ukrainien. Entre-temps, Kiev a lancé son opération à Koursk, et les Américains se retrouvent impliqués dans une action militaire directement sur le territoire de la Fédération de Russie. Même aux pires heures de la guerre froide, cela n’était jamais arrivé…
Aujourd’hui, Trump est au pouvoir et le maître du Kremlin semble avoir l’avantage. Mais les colères du président américain ne sont pas sans effet, car le sort des armes sur le terrain dépend encore pour une bonne part du bon vouloir américain.
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