The Guardian vient de s’emparer d’un de ces débats picrocholins, si franco-français, révélateurs des mutations de notre société. Le quotidien britannique a relevé l’étrange disparition de la majuscule, et du point qui la précède, dans la plupart de nos conversations écrites. Outrant l’argument de la paresse intellectuelle, l’enquête souligne l’inconfort de la génération Z, adepte d’une esthétique minimaliste, devant la majuscule jugée « violente », « frontale » et « laide ».
La minuscule, sans ponctuation, favoriserait la fluidité de la lecture et éviterait d’offenseur son interlocuteur. L’opposition entre les défenseurs de l’orthographe, héritée de la distinction étymologique, et les tenants de la simplification, fondée sur l’approche phonétique, est aussi ancienne que l’apparition du français, sans doute la langue romane la plus complexe à saisir. La suppression revendiquée du passé simple, de l’accent circonflexe, de la cédille comme la volonté d’imposer l’écriture inclusive ou sa créolisation ne sont que les ultimes avatars d’une lente déconstruction du patrimoine linguistique français.
« La “Génération Z” reproduit la typographie minimaliste faussement décontractée de ses stars »
Vu d’ailleurs, ce psychodrame peut paraître futile, mais alors qu’est régulièrement pointé le délitement de l’orthographe, ce qui disparaît avec l’effacement de la majuscule, c’est une part de l’esprit de nuance propre au génie français. L’histoire de la langue révèle l’épopée d’une nation qui lui est intrinsèquement liée. Le long cheminement de l’alphabet nous rappelle que c’est autant la conservation du bon usage de la langue qui doit nous inquiéter que l’assurance de sa transmission.
Le monopole antique de la majuscule, rectiligne et lapidaire, est entamé par la minuscule dite caroline sous Charlemagne qui se prête mieux à l’écriture cursive, et occupe surtout moins d’espace sur le parchemin onéreux. Désormais réduite à l’initiale, la majuscule se connote de sens que Roland Barthes associera à la « majesté » et à « l’essence ». Cette valeur expressive est consacrée, à la Renaissance, quand le français, s’émancipant des déclinaisons latines, devient la langue juridique et administrative.
Les conventions orthographiques s’établissent sûrement jusqu’à la création de l’Académie française, en 1635, qui se donne pour mission de « fixer la langue française, lui donner des règles, la rendre pure et compréhensible par tous ». Furetière, Malherbe et Vaugelas en imposent la clarté dont Rivarol fait, un siècle plus tard, la singularité française. Le phonétisme marginalement esquissé, porté par Les Précieuses ridiculisées puis par Voltaire qui fait de l’écrit « la peinture de la voix » est oublié. Mobile, la lettre capitale ne se sédentarise qu’au XIXe siècle lorsque l’unification linguistique s’accélère.
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« Les majuscules sont dans le génie de notre nation », exultent les auteurs des Mystères de l’écriture en 1884. La majuscule donne en effet une épaisseur subtile à l’écriture distillant un sens différent à un même mot. On ne capitalise ainsi que les substantifs et les noms propres pour en souligner l’essence. L’adjectif « français » a alors moins de « substance » que le nom « Français » qui dit notre être. Des voix s’élèvent, pourtant, notamment en pays germanique où l’usage est devenu abus, contre ces « capitales » qui rendent les textes illisibles. Les révolutionnaires français apparentent la majuscule au « prétentieux » vouvoiement. La précieuse capitale survit pourtant à toutes les altérations langagières du XXe siècle.
« Il ne s’agit pas ici de simplifier l’écriture mais d’effacer le passé (simple) »
L’oralisation de la langue conduit à un allègement croissant de l’écriture. Aujourd’hui, la « Génération Z » reproduit la typographie minimaliste faussement décontractée de ses stars, d’abord par facilité. La généralisation de la minuscule s’épargne, par connivence, l’effort de précision dans des conversations sans fin qui n’ont donc plus besoin de majuscules, ni de ponctuation. La vertu réputée euphémique de la minuscule emboîte également le pas des épithètes politiquement correct destinés à ne heurter personne.
L’effacement de la majuscule n’est pas seulement un effet de mode comme le fut le « langage SMS ». Il participe, consciemment ou non, de l’entreprise de déconstruction de la langue. On l’a découverte « fasciste » avec Barthes, « raciste » avec le New York Times et « sexiste » avec les féministes qui demandent même l’interdiction du point d’exclamation honteusement associé à l’émotivité féminine ! La majuscule est une énième manifestation archaïque de domination.
Qu’un organisme vivant comme l’est la langue procède à des ajustements lexicaux est salutaire mais il ne s’agit pas ici de simplifier l’écriture mais d’effacer le passé (simple) et de nous couper de la sève des classiques rendus inintelligibles par une écriture dévoyée et appauvrie. On ne doit pas conserver la majuscule parce qu’elle serait « rentable » mais parce qu’elle est notre patrimoine. C’est peut-être même dans l’inutilité de la majuscule que réside la beauté de la langue, exigeante et intraduisible. « La langue est à l’esprit ce que le sang est au corps biologique, elle le nourrit intellectuellement, spirituellement, émotionnellement », clamait Boualem Sansal – toujours incarcéré en Algérie. L’écriture est un art de vivre à la française qu’il convient d’enchanter et de transmettre. Encore faut-il avoir les mots pour le dire.
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