Scandale démocratique pour les uns, justice implacable pour les autres… Ce lundi 31 mars, au terme du procès des assistants parlementaires du FN (devenu RN), Marine Le Pen a été condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison (dont deux ferme aménagés sous bracelet électronique) et cinq ans d’inéligibilité avec exécution immédiate.
Si la triple candidate à l’élection présidentielle a d’ores et déjà fait appel de ce verdict (avec un nouveau procès qui pourrait se conclure d’ici l’été 2026) et saisi la Cour de cassation ainsi que la CEDH, à ce stade, elle ne pourra pas se représenter en 2027. Après cette décision historique, quel sentiment prédomine dans la société française ? Et chez les sympathisants du parti à la flamme ? Pour tenter d’y voir plus clair, le JDD a interrogé Paul Cébille, spécialiste de l’opinion et rédacteur en chef de l’observatoire Hexagone.
Le JDD. Un sondage Elabe pour BFMTV révèle qu’une majorité de Français (42 %) approuvent la condamnation de Marine Le Pen. Comment interpréter ces chiffres ?
Paul Cébille. Plusieurs enquêtes d’opinion ont été publiées à la suite du verdict, et surtout après l’annonce de son inéligibilité. Face à ce qui devrait s’apparenter à un choc, voire à un scandale démocratique du point de vue du RN, les Français se montrent pour le moins stoïques. Seulement un quart d’entre eux se déclarent insatisfaits, contre plus d’un tiers qui se disent satisfaits, tandis que le reste est indifférent au sort de Marine Le Pen.
« Les Français rejettent de plus en plus leurs élites »
Et pour cause : une courte majorité – il faut le souligner – estime en effet que ce jugement est justifié et qu’il témoigne du bon fonctionnement de la démocratie. Plus inquiétant pour la suite de l’affaire, notamment l’optique de l’appel : les Français sont deux tiers à rejeter l’idée d’une loi visant à supprimer l’automaticité des peines d’inéligibilité. On touche ici aux limites de la logique de « défiance politique », qui finit par atteindre le Rassemblement national, pourtant l’un de ses principaux bénéficiaires…
Marine Le Pen fait-elle aussi les frais d’un ras-le-bol général de la population face à la classe politique ?
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En tout cas, les Français rejettent de plus en plus leurs élites, on le constate depuis une quinzaine d’années déjà. La multiplication des « affaires » a échaudé l’opinion, au point qu’elle n’est plus disposée à tolérer les faux pas, et encore moins à plaindre les condamnés. Le niveau de défiance est tel que le Rassemblement national ne peut plus compter que sur son électorat pour se défendre, et sur une partie de celui des Républicains, encore marqué par le traitement réservé à François Fillon et Nicolas Sarkozy.
Dans ces dossiers, les électeurs lepénistes soutenaient le processus judiciaire et estimaient, par exemple, que l’ex-Premier ministre devait se retirer de la course à la présidentielle en 2017. Aujourd’hui, ils défendent naturellement leur propre candidate. C’est un exemple parmi d’autres qui montre que les opinions évoluent selon les circonstances. Chaque bloc politique étant minoritaire, le cas d’un élu peut réunir mécaniquement contre lui une majorité de Français. À terme, cette logique risque d’aggraver encore la défiance et la radicalité des positionnements, sans qu’on sache vraiment jusqu’où ce sentiment peut aller.
En clair, désormais, c’est selon une logique de blocs — ceux qui se sont affirmés lors des dernières législatives — que se joue la réputation des responsables politiques. Peu importe la validité de leur défense ou la solidité de leurs arguments : tout cela est devenu inaudible. Le RN ne l’a sans doute pas anticipé, aveuglé par sa progression électorale continue depuis dix ans.
Le parti axe sa riposte sur la critique de la justice. Cette stratégie peut-elle prendre dans l’opinion ?
C’est exactement ce qu’on pouvait anticiper, mais deux éléments méritent d’être soulignés. D’abord, les Français font preuve d’une certaine cohérence : lorsqu’ils réclament une justice ferme envers les délinquants, cela vaut pour tous les fautifs — et en particulier pour les responsables politiques. On a beaucoup parlé de démocratie cette semaine. Or les Français s’en font une haute idée. C’est précisément pour cela qu’ils critiquent à la fois le pouvoir des juges et celui de leurs représentants.
Nous sommes entrés dans une ère de défiance généralisée : envers les médias, la justice, les responsables politiques… Et dans ce contexte, il vaut mieux être irréprochable si on veut espérer tirer parti de cette méfiance ambiante. Celle que Marine Le Pen est en train de nourrir auprès d’une partie de l’électorat de droite, et surtout du centre droit (un électorat indispensable pour l’emporter au second tour), pourrait mettre à mal sa candidature, si elle pouvait se présenter.
Après ce verdict, les sympathisants du Rassemblement national sont-ils plus convaincus et en colère que jamais ou, au contraire, risquent-ils de se tourner massivement vers d’autres partis ou l’abstention ?
Dans ce contexte de polarisation, les électeurs du RN rejettent sans surprise la condamnation, mais aussi l’idée que Marine Le Pen serait « traitée par la justice comme tout le monde ». Quoi qu’il en soit, cet électorat reste fidèle, soit par adhésion à ses idées, soit par volonté de rompre radicalement avec la direction prise par le pays. À mon sens, ce verdict ne changera donc pas grand-chose en l’absence d’une alternative crédible à droite.
« Depuis le verdict, on observe un regain de soutien à une candidature de Marine Le Pen »
Ce qui frappe, en revanche, c’est l’absence d’un véritable esprit de révolte. Cela tient peut-être à l’émergence de Jordan Bardella au sein du RN, perçu par beaucoup comme un plan B déjà tout prêt. Si une décision similaire avait été prise en 2017, les effets sur le parti et ses sympathisants auraient sans doute été bien différents. Mais si, demain, Marine Le Pen ou Jordan Bardella arrivaient au second tour de la présidentielle, on imagine mal pourquoi leurs électeurs s’abstiendraient si près du but.
Selon un dernier sondage Ifop-Fiducial pour Sud Radio, la part de Français souhaitant voir Marine Le Pen candidate en 2027 progresse d’ailleurs après le verdict. Peut-on imaginer que cela va encore croître dans les mois à venir ?
Depuis le verdict, on observe effectivement un regain de soutien à une candidature de Marine Le Pen, mesurable en comparaison avec les données du mois précédent. Cette progression est portée, sans surprise, par les sympathisants du RN, mais aussi — de manière plus inattendue — par une partie des sympathisants de gauche.
Ce soutien interroge alors : s’agit-il d’une forme de pari stratégique, fondé sur l’idée qu’une Marine Le Pen affaiblie serait plus facile à battre et que sa présence pourrait donc ouvrir un espace à gauche ? C’est une hypothèse à ne pas négliger, et qui nourrit l’idée selon laquelle une candidature Jordan Bardella pourrait « sauver » les chances du RN en cas de nouvelle condamnation en appel.
Pour l’instant, les intentions de vote restent stables : Marine Le Pen oscille toujours entre 35 et 37 % [selon un récent sondage Ifop pour le JDD, NDLR] comme Jordan Bardella. Il faudra observer l’évolution de l’opinion d’ici l’été 2026, mais plusieurs facteurs seront décisifs : la situation du pays, l’image personnelle de Marine Le Pen et, surtout, sa capacité perçue à gouverner malgré sa condamnation. Le choix électoral est toujours le produit d’une combinaison complexe. ce qui est certain, c’est qu’il va devenir encore plus difficile alors que l’ère Macron touche à sa fin et que la concurrence face au RN s’annonce particulièrement disputée.
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