En 1921, Maurice Ravel écrit à ses amis : « Prière de me trouver une bicoque à 30 kilomètres de Paris. » Alors âgé de 46 ans, il n’a plus rien à prouver. Il pense avoir déjà composé ses plus grandes œuvres orchestrales : Le Menuet antique, Pavane pour une infante défunte, Daphnis et Chloé, sans oublier ses fabuleux Jeux d’eau. Il est loin de se douter que, probablement déjà atteint par une maladie neurodégénérative, il ne lui reste que douze années de création à vivre. Et d’imaginer que le meilleur est à venir.
Pour l’heure, le bourdonnement d’une vie mondaine menée à Paris ne parvient plus guère qu’à l’étourdir, le distraire de son œuvre : il fréquente les boîtes de jazz et, tordant le cou à une supposée homosexualité refoulée, les dames du bois de Boulogne, mais cela ne le satisfait plus. Cela tombe bien : il vient d’hériter de son oncle. Le nom du portraitiste Édouard Ravel a depuis, bien entendu, été éclipsé par l’auteur du Boléro. N’empêche, c’est grâce aux deniers du peintre genevois sans enfant que Maurice Ravel va enfin pouvoir se loger à son aise et ne plus être tributaire des revenus dégagés par d’incessantes commandes.
Perchée sur les hauteurs de Montfort-l’Amaury, un charmant village des Yvelines éloigné de toute tentation, la bicoque recherchée semble lui tendre les bras, à mi-chemin entre l’église et le cimetière. En forme de triangle arrondi, cette maison plantée dans une pente ressemble plus à une tranche de « camembert mal taillé » qu’à une villa de luxe. Mais la vue est splendide. Depuis le balcon-terrasse de ce Belvédère ouvrant sur une vallée peuplée de conifères, il semble que les idées reviennent au musicien avec la grâce d’un écho magnifié.
Et puis, les bains de soleil ne sont-ils pas délicieux ? Pour un peu, on se croirait sur la côte basque. Mais surtout pour l’enfant de Ciboure, c’est une maison à sa taille : 120 mètres carrés au sol pour un homme de 1,61 mètre. Qui dit mieux ? Dès qu’il en récupère les clés, Maurice Ravel, tout autant dessinateur que musicien, se lance dans les travaux. Répondant à la tendance hygiéniste du moment, encore traumatisé par les morts de la grippe espagnole, le maître des lieux conçoit une cuisine entièrement carrelée. De là, un escalier plonge vers la chambre en forme de cabine de bateau à l’étage inférieur. « Jusque-là, il devait faire le tour de la maison pour rejoindre son lit, explique Patricia Guerlain, présidente de l’association Maurice Ravel. À un ami, il écrira même : “Je dois y aller à la nage pour rejoindre mon bateau.” »
D’ivoire et d’ébène
Le fils d’ingénieur équipe cette maison dépourvue de chauffage et d’eau courante des équipements les plus luxueux : un chauffe-eau Porcher à pression instantanée est installé près d’une baignoire en zinc teintée de faux marbre. Tout respire ici l’enfance, avec sa part indéniable de fantaisie. Si l’on y prête attention, on notera que le reste du décor emprunte, des papiers peints à la brosse à dents à tête inclinée, aux touches du piano. L’ivoire et l’ébène, ce sont les couleurs du musicien. Autre signe distinctif du lieu : un électrophone, prêté ces jours-ci à la Philharmonie de Paris pour l’exposition « Boléro », ainsi qu’un téléphone fixé au mur. « Appelez-moi au 89, à Montfort-l’Amaury », lit-on sur une carte à l’effigie de la princesse Hélène de Polignac.
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Un travail de restauration
Près de trente ans durant, Patricia Guerlain a ainsi, avec l’aide de la Drac et de divers mécènes, œuvré à la restauration des lieux, jusqu’à ce que la mairie en reprenne le contrôle en 2023. « Ravel avait refait les pièces au carré car il avait une idée assez pointue de la décoration, explique-t-elle. Il a dessiné lui-même la bibliothèque pour gagner de la place. Mais, toute Ravel qu’elle soit, cela reste une maison, qu’il faut entretenir, avec les peintures à refaire quand elles cloquent. » Et ne comptez pas sur les ayants droit du musicien pour mettre la main au porte-monnaie : ils se contentent d’engranger, à travers toute une myriade de sociétés écrans basées dans les paradis fiscaux, les droits mirobolants que continue de générer le compositeur à travers ses œuvres dans le monde.
Bien sûr, ses amis lui rendent visite. On a parlé de la princesse de Polignac. Mais on sait qu’Hélène Jourdan-Morhange, cette violoniste rendue à la postérité pour avoir refusé sa main au compositeur, n’est jamais très loin non plus. Il arrive aussi que le compositeur Manuel Rosenthal s’entretienne avec son maître. Ravel, on le croise parfois en début de soirée place de l’église, autour d’un verre de vermouth. Ou bien se laisse-t-il surprendre en train de faire rendre gorge à l’orgue du presbytère : « Vous êtes mon meilleur paroissien », lui souffle alors le curé d’un air taquin. L’ancien membre de la Société des Apaches, ce cénacle artistique prompt à chahuter les esprits comme à la Belle Époque, accepte volontiers les invitations qui lui sont données par l’écrivain Paul Morand au château des Mesnuls. Mais la plupart du temps, l’homme s’arrange de sa solitude.
L’ancien ambulancier ne conduit plus depuis qu’il en a trop vu durant la Grande Guerre. Comme la mitraille, le bruit de la ferraille l’effraie. Parfait : dans ce village isolé (où Bardot, Aznavour, Hallyday ou Pagny n’ont pas encore posé un orteil), on n’est pas embêté par le bruit des trains, car la gare se trouve à quatre kilomètres. « Ravel effectuait de longues promenades à travers champs et dans la forêt. Il se perdait beaucoup paraît-il, raconte Rémi Lerner, le directeur artistique des Journées Ravel qui honorent depuis trente ans sa mémoire à Montfort-l’Amaury. En vérité, on sait très peu de choses de lui. Ravel était du côté du secret, quelqu’un de très pudique dont les sentiments s’exprimaient essentiellement à travers sa musique. »
Une vie de rockstar
Montfort-l’Amaury éloigne des flashs. Cependant, en janvier 1928, la célébrité rattrape Ravel. Et le voilà à bord d’un paquebot de luxe voguant vers les États-Unis. Le musicien, maintenu dans ses costumes cintrés de petit garçon sage, n’a rien oublié : 70 chemises, cinquante cravates, 25 pyjamas et assez de cigarettes pour sa consommation quotidienne (deux paquets de Gauloises par jour). Un clavier muet de la taille d’un synthétiseur a également trouvé sa place dans les bagages. Durant ces quatre mois de tournée, Ravel va se découvrir une vie de rockstar. « Il est le dernier compositeur classique à avoir eu un tel succès à l’étranger avec des milliers de fans l’attendant à chaque descente de train », poursuit Rémi Lerner.
Le 7 mars, une grande réception est donnée en son honneur à New York : Maurice Ravel fête ses 53 ans. Mais, déjà, la relève est là. Gershwin lui joue sa dernière trouvaille : Rhapsody in Blue. Quand il lui demandera des conseils, Ravel aura ces mots à l’adresse du jeune prodige de 29 ans : « Il vaut mieux écrire du bon Gershwin que du mauvais Ravel, ce qui adviendrait si vous travailliez avec moi. » Ce jour-là, c’est Ravel qui a été l’élève.
« Une fois qu’on a entendu Le Boléro, impossible de s’en défaire »
De retour au Belvédère, le Français retrouve son piano. La pièce est minuscule. Mais il faut trouver l’inspiration. C’est urgent. Ida Rubinstein, son amie danseuse, lui a commandé une œuvre pour l’un de ses ballets. Ravel regarde le mur. Il voit sa mère, puis son père, dont les portraits sont épinglés à côté du sien, enfant. Le père, c’étaient les bruits d’usine – ingénieur spécialisé dans les automobiles et les lignes de chemin de fer. Sa mère, c’était l’Espagne. Maurice Ravel plonge dans ses souvenirs et en ressort avec les bases de la musique mécanique, celle qui est promise à se démultiplier dans le siècle en devenir de la vitesse. Depuis lors, tous les électrophones ont joué le Boléro.
Jamais loin de la côte
Cité tout autant par Gilbert Bécaud (Et maintenant) que repris par Frank Zappa en version reggae, il est le symbole de l’œuvre absolue, sublimé par le danseur Jorge Donn dans le film Les Uns et les Autres de Claude Lelouch et susceptible de pousser les nerfs à bout sur les musiques d’attente de la Sécurité sociale. Perpétuellement jouée à n’importe quel coin du globe, elle a longtemps été l’œuvre générant le plus de droits d’auteur à la Sacem, au grand dam de ses ayants droit qui ont mandaté des bataillons d’avocats pour qu’elle ne tombe jamais dans le domaine public, en 2016.
« Quatre-vingt-huit ans après sa mort, Ravel est toujours autant célébré, explique le pianiste Bertrand Chamayou, auteur d’un Ravel – fragments et directeur artistique du Festival Ravel, qui accueillera l’exposition itinérante « Boléro » cet été, à Saint-Jean-de-Luz. Être aussi populaire que respecté des spécialistes est unique. Ce musicien qui fuyait les mondanités a écrit une œuvre dont la puissance communicative est exceptionnelle. Le Boléro, c’est la cerise sur le gâteau, le morceau qui détermine le périmètre d’un tube : une fois qu’on l’a entendu, impossible de s’en défaire. »
Il avait imaginé un jardin japonisant, comme c’était la mode à l’époque dans les milieux artistiques
Que restait-il ensuite à faire ? Cultiver son jardin. En 2000, sur les conseils de l’historienne Marie-Huguette Hadrot, l’association Maurice Ravel lui redonne vie. Car depuis 1937, il était parti en friche. Pourtant, c’est peut-être là que résidait le secret du musicien, si soucieux de brouiller les pistes et d’effacer ses ratures. Il avait imaginé un jardin japonisant, comme c’était la mode à l’époque dans les milieux artistiques. Au pays du Soleil levant, Ravel n’ira jamais.
Cela n’empêche pas les arbres de parler : pins des montagnes, azalées, érables du Japon, Nandina domestica, bruyères taillées en boule ou bien Cryptomeria japonica taillés en nuages : le jardinier Robert Gislette les a formés un à un sur ce jardin timbre-poste de 80 mètres carrés. « Les Japonais s’inspirent des végétaux qui poussent le long des côtes, révèle-t-il. Là, qu’elle soit japonaise, normande ou basque, la végétation est obligée de se mettre en boule pour survivre. Cela explique que les azalées soient taillés en coussins ou en moutonnements. Ils se ratatinent, se contorsionnent sous l’effet du vent. On les nomme tourmentés. Ces arbres intéressaient Ravel, probablement parce qu’il était resté connecté à l’enfant qu’il avait dû être. » Même dans une maison en pente, on ne s’éloigne jamais de la côte. C’est de là que l’on aperçoit le mieux la mère.BEAUX, LES RONDS DU «BOLÉRO»
Les ronds du « Boléro »
À qui reviennent aujourd’hui les droits mirifiques de Ravel (le Boléro serait joué toutes les quinze minutes sur un coin du globe) ? Maurice Ravel n’était pas marié et n’avait pas d’enfant. C’est donc son frère Édouard, sans descendance lui non plus, qui hérite, à sa mort, en 1937, de l’ensemble des droits moraux et patrimoniaux. Mais, victime en 1954 d’un accident de voiture, il doit s’en remettre aux services d’une infirmière. Masseuse sur les bords, Jeanne Taverne incruste son mari, Alexandre, comme chauffeur. Le couple de domestiques divorce et Jeanne parvient à se mettre sur le testament. À la mort d’Édouard Ravel en 1960, elle en devient la légataire et… se remarie avec son Alexandre. Puis son tour vient, à elle aussi : en 1964, Jeanne Taverne décède. Son mari récupère les droits et épouse une coiffeuse prénommée Georgette.
Quand Alexandre disparaît en 1973, cette dernière reprend la boutique. Et elle sait y faire. C’est elle qui fera proroger d’une vingtaine d’années la durée des droits d’auteur en faisant, avec l’éditeur de Ravel (Durand), le pied de grue chez Jack Lang, ministre de la Culture. Mais l’inépuisable Georgette finit aussi par claquer en 2012. C’est donc aujourd’hui sa fille, Evelyne Pen de Castel, issue d’un premier lit, qui est la légataire de Ravel. Tout mène à la Suisse, même la coiffure. Et pour ce qui pourrait s’élever depuis la mort du compositeur à plus d’une centaine de millions d’euros, rien ne vaut un bon fiscaliste et une myriade d’avocats. Car Ravel n’aurait probablement pas imaginé se retrouver mêlé aux Paradise Papers dont le scandale éclata en 2017…

Les Journées Ravel
En contrepoint de l’exposition « Boléro » à la Philharmonie, les Journées Ravel constitueront le deuxième temps fort des 150 ans de Ravel. S’ouvrant le 28 septembre par un concert de l’Orchestre national d’Île-de-France, cette 29e édition accueillera, dans une multitude de lieux patrimoniaux renvoyant aux lieux fétiches de Ravel, un choix pointu et exigeant d’interprètes (le pianiste Jean-Marc Luisada, la soprano Marie-Laure Garnier, la flûtiste Nina Pollet…). Outre Ravel, dont le centenaire de L’Enfant et les sortilèges sera fêté par l’ensemble Musica Nigella dans une nouvelle transcription pour neufinstrumentistes de Takenori Nemoto, sera également honoré Ricardo Viñes avec ses Chansons madécasses. L’ami intime du compositeur jouait du piano et soufflera également ses 150 bougies.
« Les Journées Ravel », du 28 septembre au 12 octobre 2025 à Montfort-l’Amaury (78490). lesjourneesravel.com
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