Problème ? Selon la justice, cette décision constitue une « atteinte disproportionnée aux droits et libertés ». Mais le Conseil d’État l’assure : si ce n’était pas le cas cette fois, l’État peut bel et bien restreindre l’accès aux réseaux sociaux en cas de « circonstances exceptionnelles »… au risque de dériver vers une forme de censure ? Le JDD a interrogé Fabrice Epelboin, entrepreneur et spécialiste des réseaux sociaux, afin d’y voir plus clair.
Le JDD. Le Conseil d’État a estimé que le blocage des réseaux sociaux en Nouvelle-Calédonie lors des émeutes était contraire à la loi. Comment observez-vous cette décision ?
Fabrice Epelboin. Selon les juges, cette mesure est illégale pour une seule et unique raison : l’exécutif n’a pas précisé la durée de la coupure. Autrement, ils n’y voient aucun problème. Il faut dire qu’il n’existe pas de loi prévoyant un tel blocage des réseaux sociaux donc cette décision est contraire à la loi par essence. Le Conseil d’État a d’ailleurs détaillé les circonstances dans lesquelles un blocage des plateformes peut être autorisé. Il faut des « évènements d’une particulière gravité », mais aussi « une durée spécifiée » qui doit permettre à l’exécutif de trouver une solution alternative pour régler l’agitation.
« On prend la même direction que la Turquie ! »
Ces « circonstances exceptionnelles » sont suffisamment floues et vastes pour s’appliquer à de multiples cas, ce qui peut entraîner des dérives. Il nous suffit de voir comment Erdogan bloque régulièrement l’accès aux plateformes dans son pays dès qu’un événement agite l’opinion, comme lors des élections ou du tremblement de terre de 2023. On prend la même direction que la Turquie !
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Cette définition trop floue ouvre-t-elle la porte à d’autres censures sur la Toile ?
On assiste déjà à une offensive contre la liberté d’expression en France. On est déjà dans un régime de censure en ligne… Le Digital Service Act (DSA), en vigueur dans l’Union européenne depuis février 2024, en a posé les bases. Cette législation est une directive européenne qui délègue à l’Arcom la tâche de permettre à des signaleurs de confiance (comme des ONG ou des associations totalement anonymes) de repérer des contenus dits indésirables et de réclamer leur retrait des plateformes.
Mais il n’y a aucune transparence sur les motifs ou les moyens employés pour supprimer ces contenus. C’est totalement arbitraire. D’ailleurs, les Américains considèrent que le DSA est une violation du 1er amendement. Donc, oui, malheureusement, la France a déjà muté en un régime de censure, et cette décision quant au potentiel blocage des réseaux sociaux n’est qu’une étape de plus.
Oui, c’est une entrave à la liberté, mais au moins, ça a le mérite d’être officiel. Bloquer les réseaux sociaux ce n’est pas insidieux, invisible et clandestin, contrairement au DSA. Même si cela reste selon moi une forme de censure, c’est une démarche beaucoup plus honnête. Mais il faut tout de même nuancer tout cela, car l’État sera contraint quoi qu’il arrive de justifier sa décision.
Ce principe du blocage de l’État existe-t-il dans d’autres pays ? Et sous quelle forme ?
C’est en effet un principe très répandu ! Le blocage des moyens de communication par le gouvernement est apparu dans différents régimes autoritaires africains, pour des raisons diverses et variées. Ceux-ci se permettaient, par exemple, de bloquer les réseaux pour prévenir toute tricherie des étudiants pendant les examens. Puis le principe s’est étendu ailleurs, comme en Turquie…
Dans le fond, le blocage est-il vraiment utile dans une séquence comme celles des émeutes ? En Nouvelle-Calédonie, beaucoup d’utilisateurs avaient contourné le blocage grâce à des VPN…
À mon sens, bloquer les réseaux reste une méthode très efficace pour éviter les émeutes ! Pour que cela ait un impact, il faut qu’il y ait un effet de masse. En bloquant l’accès, par exemple, à trois quarts des utilisateurs, l’agitation diminue considérablement.
Pour éviter le régime de censure en ligne, il faut une justice plus efficace
En Nouvelle-Calédonie, il convient de rappeler que le réel souci des autorités a été la coordination des groupes émeutiers, qui se sont organisés grâce à la cartographie de Snapchat, et non pas grâce à TikTok. La « Snapmap » constitue un véritable outil opérationnel sur le terrain pour ces délinquants. En réalité, le réseau social chinois n’a jamais été l’élément moteur des émeutes sur l’archipel.
Quelles autres solutions peut-on envisager afin de lutter contre les appels aux émeutes et autres ingérences étrangères via les réseaux sociaux ?
Il existe une autre potentielle solution : couper les antennes-relais. C’est une technique plus discrète et davantage localisée. Mais, plus globalement, si on veut éviter que la France dérive vers un régime de censure en ligne encore plus autoritaire, il faut tout simplement une justice plus efficace.
Risquer dix ans de prison pour un appel aux émeutes sur la Toile, c’est décourageant. Il est clair qu’avec de vraies peines, les agitations cesseraient ou au moins diminueraient. Comme c’est le cas en Angleterre, un pays particulièrement sévère quant à la régulation des réseaux. Ce n’est pas ce que je préconise, mais il faut, quoi qu’il en soit, mettre les gens face de leurs responsabilités…
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