Un cataclysme politique qui promet de faire parler… encore longtemps. Ce lundi 31 mars, au terme du procès des assistants parlementaires du FN (devenu RN), Marine Le Pen a été condamnée pour détournement de fonds publics à quatre ans de prison (dont deux ferme aménagés sous bracelet électronique) et cinq ans d’inéligibilité avec exécution immédiate. Un verdict inattendu pour de nombreux commentateurs qui, à ce stade, empêchera la triple candidate à l’élection présidentielle de se représenter en 2027.
Après cette décision d’ores et déjà historique, de nombreuses interrogations demeurent. Des recours crédibles existent-ils pour la cheffe des députés du Rassemblement national ? Comment l’électorat lepéniste va-t-il encaisser ce choc ? La confiance des Français dans les institutions risque-t-elle de prendre un coup fatal ? Le JDD fait le point avec Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas et auteur du Nouveau Régime ou l’impossible parlementarisme (Passés composés, 2025).
Le JDD. La condamnation de Marine Le Pen vous a-t-elle surpris ?
Benjamin Morel. Non, cette condamnation ne m’a pas choqué. La peine prononcée en elle-même, non plus. En revanche, ce qui est plus étonnant, c’est l’exécution provisoire de l’inéligibilité. Sur ce point, on peut dire que les bookmakers ont dû s’enrichir… Car des signaux contraires ont tout de même été envoyés avant ce verdict.
« Le tribunal a jugé que le risque de récidive était extrêmement important »
La Cour de cassation a rappelé, mi-décembre, concernant la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative au cas de l’ex-maire de Toulon, Hubert Falco [condamné dans l’affaire dite du « frigo » en mai 2024 à cinq ans d’inéligibilité, NDLR], que l’exécution provisoire n’a pas pour but de « punir », mais d’éviter une récidive de l’infraction. Ce qui va d’ailleurs dans le même sens qu’une décision du Conseil constitutionnel du 28 mars dernier, ayant confirmé l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité infligée à un élu mahorais.
Il s’agit, pour les juges, de déterminer si la réitération des faits est probable et si ses conséquences peuvent être graves, tout en prenant en compte que les droits du prévenu, et des tiers (en l’occurence les électeurs), peuvent être entravés par cette exécution provisoire. Donc, oui, c’est une appréciation politique, mais c’est normal, ils sont dans leur rôle.
La suite après cette publicité
Dans le cas de Marine Le Pen, les risques de récidive apparaissaient relativement faibles, étant donné qu’elle n’est plus élue au Parlement européen et que les faits et gestes de son parti y sont scrutés de toute part. C’est en tout cas ce qu’estimaient un certain nombre de commentateurs, aussi bien du monde des médias que de la justice. Mais, à l’inverse, le tribunal a jugé que le risque de récidive était extrêmement important et même supérieur à l’atteinte portée au droit d’éligibilité de la candidate putative à la présidentielle de 2027, arguant que celle-ci n’a témoigné d’aucun regret durant son procès.
Ce mardi, Jordan Bardella a assuré qu’un « chemin reste possible » pour que Marine Le Pen se présente au scrutin de 2027. Quels sont les éventuels recours et ont-ils une chance d’aboutir ?
Le procès en appel constitue la principale voie, car la décision pourrait être rendue à l’été 2026 [comme vient de l’évoquer la cour d’appel de Paris dans un communiqué, NDLR]. Et il faut en finir avec une idée trop répandue : non, si elle était rejugée rapidement, ce ne serait pas un privilège. L’organisation de la justice relève du service public et vise, justement, à minimiser les conséquences de la tenue d’un procès sur la victime et le prévenu, mais aussi sur la société.
En ce sens, le fait de prendre en compte l’élection présidentielle de 2027 pour choisir la date de l’audience n’aurait rien d’étonnant. Cela relèverait même d’une forme d’intérêt général, étant donné qu’il s’agit de déterminer si une prétendante importante à la présidentielle [qui recueillerait jusqu’à 37 % des voix au premier tour d’après un récent sondage Ifop pour le JDD, NDLR] pourra ou non se présenter.
Mais encore faudrait-il que la peine prononcée soit plus douce qu’en première instance, ce qui est le cas en règle générale. Notons, d’ailleurs, qu’elle peut faire un simple appel, mais également déposer une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), comme dans le cas de l’élu mahorais que l’on a évoqué. On peut imaginer que le Conseil constitutionnel puisse, dès lors, émettre de nouvelles réserves d’interprétation qui rendraient improbable la prononciation d’une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire.
« La France est l’un des pays européens où la justice est la plus contestée »
Mais c’est à double tranchant : avec une QPC, la procédure judiciaire se met en pause dans l’attente de la décision des « Sages », qui peuvent mettre jusqu’à six mois pour se prononcer. Le risque est donc que tout cela s’éternise et finisse par empêcher Marine Le Pen pour de bon. Enfin, une troisième hypothèse commence à monter : celle d’une modification de la loi en la matière afin de revenir sur l’exécution provisoire de l’inéligibilité. Car dans le droit pénal, il y a ce qu’on appelle le principe de « non-rétroactivité » de la loi, mais celui-ci n’est pas absolu…
Selonun sondage Elabe pour BFMTV paru après le verdict, une majorité de Français (57 %) se disent satisfaits de cette condamnation. Comment percevez-vous ce résultat ?
Là encore, je ne suis pas très étonné. Mais je dirais qu’il faut tout de même tempérer ces chiffres. Parce que j’entends certains dire : « Vous voyez bien, les Français sont du côté des juges. » Seulement, je pense que c’est bien plus complexe que cela. Comme l’attestent diverses enquêtes, la France est l’un des pays européens où la justice est la plus contestée… L’idée selon laquelle le système judiciaire entraverait la politique est très répandue au sein de la population.
En réalité, le scénario est à chaque fois le même. Les électeurs de Marine Le Pen protestent et estiment que « les juges ont tué la carrière de [leur] candidate », tandis que leurs adversaires politiques se gargarisent et se disent : « Bien fait ! » En bref, on peut dire que ces décisions de justice sont interprétées de façon politisée. Les électeurs aiment bien les juges à condition qu’ils tapent sur ceux qu’ils n’aiment pas, et ils les détestent quand ils s’en prennent à leur poulain. Ce fut aussi aussi vrai pour Jean-Luc Mélenchon ou François Fillon.
Selon vous, la défiance envers la justice risque d’ailleurs de s’accentuer…
Le risque, c’est une forme de « trumpisation » de la vie politique française. Une frange de la population, qui estime que la victoire lui a été volée, pourrait être tentée de « jeter le bébé avec l’eau du bain »… et en l’occurrence « le bébé », c’est l’État de droit. Bien sûr, à part pour des dirigeants comme le garde des Sceaux ou le président de la République, toute décision de justice est critiquable, y compris cette condamnation de Marine Le Pen.
Mais on pourrait assister, comme c’est le cas dans d’autres démocraties occidentales, dont les États-Unis, à une remise en cause plus radicale que jamais du système judiciaire et de l’État de droit, qui reste primordial. Si on ne parvient pas à concilier ce principe avec la démocratie, ce sont les deux qui meurent. Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre.
Source : Lire Plus