Le JDD. Comment faut-il qualifier l’incarcération, le 23 mars dernier, du maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, opposant annoncé du président Erdogan en vue de la prochaine élection présidentielle ? Est-il abusif de parler de « coup d’État » ?
Tigrane Yégavian. La mairie d’Istanbul constitue un tremplin majeur pour prendre le pouvoir en Turquie. L’ancien maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan, en avait bien conscience dans les années 1990. Si le terme « coup d’État » peut prêter à débat, le terme coup de force est quant à lui incontestable.
Les accusations de « corruption », de « terrorisme » et d’« aide au Parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK) portées à l’encontre d’Ekrem İmamoğlu ont-elles la moindre véracité ?
Il n’existe aucune preuve judiciaire solide pour étayer cette accusation de corruption. İmamoğlu avait été condamné en 2022 en première instance à deux ans et sept mois de prison et une interdiction politique pour « insulte à des membres du Haut-Conseil électoral », un délit d’opinion comme il y a en a tant en Turquie.
À ma connaissance, Ekrem İmamoğlu n’a jamais exprimé de sympathie ou de soutien à l’égard du PKK mais certains partis pro-kurdes comme le HDP [le Parti démocratique des peuples, NDLR] ont déjà appelé à le soutenir par le passé aux municipales de 2019, non pas parce qu’il exprimait une proximité idéologique mais pour battre Erdogan.
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« Le régime prend les allures d’une démocrature où le pluralisme est limité à sa portion congrue »
Si le pouvoir peine à convaincre sur le dossier de la corruption, les Stambouliotes sont redevables à leur maire d’avoir joué un rôle significatif dans la politique contre la malnutrition, l’éducation et l’aide à l’enfance.
Le régime d’Erdogan a-t-il basculé depuis la tentative de putsch avortée, en juillet 2016 ? Comment faut-il le qualifier désormais ?
Depuis 2016, la Turquie descend dans les abysses de l’autoritarisme. Le régime prend les allures d’une démocrature où le pluralisme est limité à sa portion congrue, où il n’existe plus de justice indépendante. Je m’attends à une radicalisation du mouvement, car contrairement aux événements de Gezi en 2013 [Vague de contestation ayant éclaté en mai 2013 à la suite d’un projet de réaménagement urbain menaçant le parc de Gezi, situé en plein cœur d’Istanbul et devenu le symbole de la résistance démocratique, NDLR], ce n’est pas que la société civile qui est dans la rue.
Si Erdogan ne revient pas sur sa décision d’embastiller son principal opposant, il portera une lourde responsabilité dans la radicalisation du mouvement et une éventuelle flambée de violences.
Fin février, Abdullah Öcalan, le chef emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), a appelé à déposer les armes et à l’auto-dissolution de son mouvement. Les Kurdes pourraient-ils néanmoins se joindre aux protestations en faveur d’Ekrem İmamoğlu ?
Il s’agit à l’évidence d’une décision historique. Mais il faut noter qu’Öcalan ne contrôle pas totalement ses cadres militaires en Irak et en Syrie. La question de la manipulation des messages du leader du PKK par Ankara se pose également. On peut envisager une alliance tactique entre les militants du DEM pro-kurde [Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, NDLR] et les partisans d’İmamoğlu pour affaiblir Erdogan.
En échange, les Kurdes pourraient espérer une gestion municipale plus inclusive, des libérations d’opposants, et de maires kurdes élus. Mais ne soyons pas naïfs : derrière sa façade bonhomme et son discours apaisant, İmamoğlu reste avant tout un kémaliste gardien du dogme, ce qui ne sous-entend guère de progrès vers un règlement de la question kurde. Sans oublier les questions arménienne et chypriote…
La Turquie est membre de l’Alliance atlantique, considérée comme un partenaire stratégique par les Occidentaux en vue des négociations de paix avec la Russie. Peut-on s’attendre à une véritable réaction des chancelleries occidentales ?
Les Européens se comportent comme des chiens sans collier depuis que l’administration Trump les renvoie à leur propre responsabilité. Ils comptaient beaucoup sur la Turquie pour renforcer leur architecture de sécurité et de défense. Il ne faudra donc pas s’attendre à autre chose que de molles condamnations. Les démocrates turcs europhiles attendront la prochaine révolte…
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