Le foot, c’est quand même dingue… Attablé près de la gare Montparnasse ce vendredi, Christophe Bouchet raconte comment, vingt ans après, de nombreux passants l’interpellent encore pour lui parler de l’OM, dont il fut le président de 2002 à 2004. À 62 ans, l’ancien journaliste et maire de Tours (2017-2020) reste un observateur passionné du ballon rond au regard et à la plume acérés, lui qui a signé en septembre 2023 Main basse sur l’argent du foot français (Robert Laffont), une enquête mettant au jour les pratiques parfois opaques et souvent déconcertantes de ses principaux dirigeants.
La semaine passée, scandalisé par la succession des violences et autres dérapages sur et autour des terrains, il a adressé à la ministre des Sports Marie Barsacq un courrier lui demandant de placer sous tutelle une Ligue de football professionnelle (LFP), qu’il juge désormais « incapable de faire face à ses responsabilités ».
Le JDD. Avez-vous des nouvelles de la ministre des Sports ?
Christophe Bouchet. Non, aucune, et j’en suis très étonné. J’avais envoyé un premier courrier à Amélie Oudéa-Castéra, qui m’avait répondu. Rien cette fois. Entre les JO de 2030 et le voile dans le sport, elle a peut-être d’autres chats à fouetter. Peut-être faut-il s’adresser encore plus haut pour qu’on comprenne enfin l’intérêt du sport de haut niveau dans ce pays. Depuis de Gaulle en 1964, aucun président de la République ni Premier ministre ne s’est emparé de ce sujet crucial. Derrière son attractivité, il y a l’exemple qu’il constitue pour le sport amateur et toutes ses déclinaisons, santé, éducation, autorité, vivre ensemble… Le sport a mille vertus, mais ça ne bouge pas et on a l’impression que ça ne bougera pas, c’est le plus inquiétant.
Y avait-il une urgence derrière ce courrier ?
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Non, mais une accumulation. Depuis deux mois, le foot s’est donné en spectacle de façon catastrophique : dossier DAZN des droits télé, violences en tribunes et le plus grave selon moi, l’attitude intolérable des clubs vis-à-vis de l’arbitrage. Tout le monde a oublié que sans arbitre, il n’y a plus de sport. Nos présidents de clubs, entraîneurs, et joueurs dans une moindre mesure, ont complètement dérapé. L’image qui m’a le plus choqué, c’est celle des deux entraîneurs suspendus [Paulo Fonseca le Lyonnais, pour avoir hurlé au visage de l’arbitre du match OL-Brest, et Franck Haise le Niçois, pour des propos blessants envers le référé après l’élimination en Coupe de France à Saint-Brieuc, NDLR] qui se congratulent en tribune.
Si je suis président de la Fédération, je convoque les deux et je leur dis : « Je vais faire en sorte que votre peine soit multipliée par deux, car ce que vous avez fait est intolérable pour le football, pour les jeunes, pour ce qu’on doit représenter auprès de la société. » C’est pour ça que j’ai écrit à la ministre. Il va falloir prendre des mesures significatives, définitives.
Vis-à-vis de qui ?
Je pose la question, sans avoir forcément de réponse sur ce cas précis : Paulo Fonseca doit-il continuer à entraîner un club en France vu la gravité des faits ? Ne doit-on pas faire un exemple et dire qu’on ne peut pas tolérer son comportement inacceptable ? Or, ces dernières années, on a tout rendu « acceptable ». Plusieurs matchs ont été rejoués après de graves incidents en tribunes visant les joueurs, comme Nice-OM en 2022. On aurait dû donner match perdu sur tapis vert au club qui reçoit et qui est responsable de la sécurité dans son stade. Quand on voit que certains dirigeants sont à la lisière de l’instrumentalisation par certains supporters, il faut être sans équivoque.
Le récent PSG-OM, avec des banderoles insultantes contre Adrien Rabiot et sa famille, ainsi que des chants discriminatoires, aurait-il dû être arrêté ?
Avant de vous répondre, je vais vous dire mon plus grand regret comme président de l’Olympique de Marseille. À Paris, en novembre 2004, notre bus est attaqué dans la rue qui mène au Parc des Princes. Barrières Vauban, boules de pétanque… l’ultraviolence. Pape Diouf (manager général de l’OM à l’époque) est blessé, José Anigo (entraîneur) est totalement choqué. Le chauffeur est tétanisé, je suis obligé de lui hurler d’accélérer. Quand tu vois arriver une barrière Vauban sur un pare-brise de bus, tu te dis que tu vas mourir. Au stade, il y a des banderoles insultantes pour Déhu et Fiorèse (ex-joueurs du PSG alors à l’OM). Je me dis : « Il faut qu’on reparte, on ne joue pas le match. » Mais je me laisse convaincre par Frédéric Thiriez (président de la Ligue) et Francis Graille (président du PSG) : « Christophe, tu ne peux pas nous faire ça… » Si je l’avais fait, on n’en serait peut-être pas là aujourd’hui.
« En 2004, j’aurais dû refuser de laisser jouer PSG-OM »
Marseille- Lyon a pourtant eu lieu en octobre 2023 malgré l’attaque du bus lyonnais, occasionnant de sérieuses blessures à l’entraîneur de l’OL Fabio Grosso…
Lyon aurait pu dire stop ce soir-là, oui. Qui dira un jour : « Écoutez, là, on ne joue plus, on ne fait pas du foot pour ça ? » Il n’y a pas d’électrochoc, pas de gouvernance du football professionnel qui soit indépendante. Depuis vingt ans, les présidents de clubs, et j’en étais, ont demandé et obtenu plus de pouvoir au sein de la Ligue. Conséquence, dans tous les domaines régaliens, règlements, sécurité, arbitrage, ils se jugent eux-mêmes. Pour revenir à votre question précédente, oui, le match PSG-OM aurait dû être arrêté. Le problème, c’est qu’on laisse au seul arbitre l’écrasante responsabilité de la décision. S’il était soutenu, avec des directives claires et des pouvoirs sportifs et publics sur la même ligne, il pourrait la prendre en toute sérénité. Ce n’est pas le cas.
Est-ce pour cela que vous réclamez la mise sous tutelle de la LFP ?
Aujourd’hui, seul un administrateur provisoire indépendant pourrait mettre bon ordre dans tout cela. Or tout le monde se tient, on est dans un entre-soi aux conséquences très négatives. Le président de l’OM Pablo Longoria (qui a dénoncé un « système corrompu » dans l’arbitrage) et Paulo Fonseca sont suspendus. Au fond, ça change quoi ? Rien. Si on leur disait : « Vous gardez vos fonctions mais chaque mercredi, vous allez dans les clubs pour vous excuser et expliquer à tous les gamins pourquoi il faut respecter les arbitres », là, ça change tout. Des milliers de jeunes seront marqués à vie par le geste de ces gens intelligents et reconnus. On en est très loin.
Cet administrateur provisoire indépendant, ce pourrait être vous ?
Non, ce n’est pas le sujet, même si j’ai l’avantage de mes fonctions passées à l’OM, à la Ligue ou chez Lagardère quand je m’occupais des droits. Mon boulot, c’est d’alerter face aux dangers de cette léthargie. Il ne faut jamais faire des réformes en pensant à une personne. Le monde du foot sait ce que je pense, mais je m’adresse aux politiques : le football, que vous le vouliez ou non, est un sujet de société crucial pour nous tous, particulièrement en ce moment. Avec un terrain, des limites, un règlement, un arbitre, un calendrier et des résultats, c’est un lieu d’expérimentation unique, magique, et on ne l’utilise pas.
« On a fait le choix de privilégier une poignée de clubs pour être compétitifs en Europe »
Après les Jeux, j’ai proposé au président Macron de créer de nouvelles choses, même dans l’intitulé des ministères comme celui du Sport, de la Réussite et de la Santé, parce qu’il apporte tout ça, pour que les gens comprennent. Malheureusement, on est revenu à des schémas plus classiques, avec le sport à l’autre bout de Paris (le ministère est excentré dans le 13e arrondissement) et des ministres qui perdent trois fois sur quatre leurs arbitrages. Dommage, les Jeux ont été une réussite totale.
Le football français de clubs risque-t-il d’être déclassé ?
Si on excepte l’anomalie – au sens littéral du terme – PSG, oui, et pour très longtemps. On n’a pas encore touché le fond de la piscine. On a fait le choix de jégier une poignée de clubs pour être compétitifs en Europe, pourquoi pas, mais cela interdit aux autres d’être compétitifs. C’est un choix très douloureux. Beaucoup de territoires vont perdre leur football. Chez moi, à Tours, le club a disparu. La revendication identitaire de nos clubs est en train de s’effacer, c’est un signal qu’il faut écouter. Le modèle anglais avec des droits très élevés qui profitent à tous n’existera pas en France. On n’est plus très loin de la création de la Super Ligue, je le crains. L’incapacité à aller chercher des revenus est invraisemblable, lunaire.
Les documents écrits et visuels récemment révélés d’une réunion de la LFP où les présidents s’invectivent vous ont-ils surpris ?
On y voit combien Vincent Labrune (président de la Ligue) est totalement inféodé à Nasser Al-Khelaïfi (président du PSG). Or la méthode Aulas ou Nasser, qui consiste à écraser les autres, est délétère et n’aboutira à rien. Pourquoi certains des présidents qui sont intervenus contre Nasser ne l’ont pas fait avant ? Ils ont bien vu que le deal avec CVC (fonds d’investissement américain partenaire de la LFP depuis la crise du Covid) était de la merde. C’est un poison d’une toxicité mortelle. Quand on vous prend 13 % de vos revenus à vie, c’est un gros problème. Et quand celui qui a trouvé ce deal improbable, ce président de la Ligue censé tirer les clubs vers le haut, touche un bonus pour avoir saigné les clubs à vie, ça devient fou.
« Le deal de la Ligue avec CVC est d’une toxicité mortelle »
Comment comprendre la logique des présidents de clubs ? Y en a-t-il une ?
Il y a vingt ans, ils disaient tous : « Canal+ aura toujours besoin de nous. » Je leur disais de faire attention, que c’était l’inverse. Ils n’ont pas vu le changement d’époque, Spotify, Netflix, Disney Channel… Ils n’ont pas vu que le sport est passé d’« obligatoire » à « important » pour les chaînes de télé. Cette nuance vaut des milliards. Autre erreur d’analyse terrible, ils pensent toujours être dans une négociation. Mais non. Aujourd’hui, leur produit n’est plus valable, il faut le retravailler en profondeur pour que Canal+ se dise : « Oui, ça, je devrais l’avoir. » Personne ne travaille dans cet état d’esprit-là. On critique les dirigeants de Canal+ mais personne ne se pose la question de savoir si on leur propose le bon produit ! Le monde change, les présidents de clubs ne l’ont toujours pas compris. À titre individuel, ce sont des gens intelligents, avisés, de bons chefs d’entreprise. Mais quand ils sont en meute, ils déraillent complètement.
Le modèle économique actuel des droits TV est-il voué à la disparition ?
C’est simple, DAZN a 500 000 abonnés et si on place l’abonnement moyen à 20 euros, cela fait 100 millions de recettes. Et on est en train de dire que le foot français vaut un milliard ? En admettant qu’une plateforme réussisse à reconquérir jusqu’à 1,5 million d’abonnés, cela fera 300 millions maximum. Il faut arrêter de raconter une autre histoire. Et ne revenons pas sur les erreurs catastrophiques comme virer Mediapro, se fâcher avec Canal+ ou négocier comme des pieds avec Amazon…
Comment voyez-vous les prochains mois pour le foot français ?
Il faut donner un grand coup de balai. Le pouvoir politique doit prendre ses responsabilités, la FFF aussi, et installer pendant plusieurs mois, de façon transitoire, une autorité forte qui fasse respecter l’arbitrage et l’ordre en tribunes. Comme on n’a pas envoyé les bons messages par le passé, on en est arrivé à des décisions extrêmes, comme la demande de dissolution par le ministère de l’Intérieur d’associations de supporters (pour trouble à la sécurité et à l’ordre publics). Dans la vie quotidienne, sur un sujet comme ça, il n’y aurait aucune polémique : « Les gars, vous avez exagéré, stop. »Là, personne ne comprend… Il est temps que ça s’arrête.
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