« On se dépêche, Bibi nous attend. » Minuit sonne à Jérusalem. L’air est lourd, les rues sont désertes. Après trois jours à sillonner le pays de checkpoint en checkpoint, à la visite de lieux emblématiques des traumatismes vécus par le peuple juif, Jordan Bardella pensait pouvoir souffler. Ce ne sera pas pour ce soir. Une berline noire l’attend. Direction le bureau du Premier ministre. Le président du RN est convié à un tête-à-tête ultra-sécurisé avec Benyamin Netanyahou. Pas de téléphone. Pas de caméra. Face à face, ils parlent librement : du 7 octobre et la menace islamiste, de l’aveuglement d’une partie de l’occident, d’Emmanuel Macron… Une heure trente d’échange sans filtre, qui s’achève par une poignée de main ferme, lourde de symbole, censée refermer une page de l’histoire du RN pour ouvrir un nouveau chapitre de ses relations avec le « peuple élu ».
Pourtant, le déplacement n’avait rien d’un chemin de roses. Mercredi matin, à quelques kilomètres de la bande de Gaza, Jordan Bardella est cueilli à froid. Un homme s’approche. Franco-Israélien, il se présente comme un simple militant communautaire. En réalité, c’est un membre du Consistoire de Strasbourg. Regard noir, voix tranchante : « Qu’a donc le RN à dire sur sa repentance ? » Le passé ne se dissipe pas facilement. Bardella ne se démonte pas. « La Shoah a été le summum de la barbarie », proclame-t-il sans ambages. Puis il égraine les preuves de la rupture avec les anciens marqueurs de feu le FN. Le RN d’aujourd’hui s’affirme comme « le bouclier de la communauté juive ». Son invitation par le gouvernement israélien en serait la preuve vivante. Le ministre du Likoud Amichai Chikli n’est-il pas venu personnellement accueillir le président du RN ? « Je vois Jordan Bardella comme un frère. Un partenaire contre l’islamisme et la barbarie », tranche Chikli pour donner le ton de la visite. À partir de là, les fantômes de l’histoire reculent d’un pas. Place aux vivants. Aux morts aussi.
Le déplacement débute là où l’horreur a frappé le 7 octobre 2023. À Reïm, sur le site du festival Nova. Plus de musique, plus de scène. Sur ce site, 364 jeunes ont été massacrés. Le théâtre de la fête est devenu scène de mort. Sur le sol, des pancartes plantées à la verticale, les visages des victimes figés dans l’innocence et la joie de vivre, accompagnés de leur nom, leur âge, et le bref récit de leur passage sur terre. Haim, 25 ans, a survécu. Il raconte d’une voix chevrotante comment il a fui en courant des kilomètres sans savoir où aller. Comment six de ses amis sont tombés autour de lui. Comment l’une d’elles a été abattue d’une balle dans la gorge. Jordan Bardella, accompagné de Louis Aliot et Fabrice Leggeri, écoute sans l’interrompre, le visage concentré. La visite diplomatique sera en partie baignée dans l’horreur des images encore prégnantes des massacres. Un chemin qui a valeur de test pour un aspirant homme d’État.
Direction Sdérot, ville frontalière avec Gaza, l’une des premières à avoir été attaquée le 7 octobre. Ici, chaque maison a sa plaie, chaque rue ses deuils. Dans un centre communautaire transformé en lieu de mémoire, Jordan Bardella écoute. Il rencontre le cousin de Shiri Bibas, otage tuée en captivité avec ses deux fils : Ariel, 4 ans, et Kfir, 8 mois. Le récit est glaçant. L’homme, accablé, lui offre une « dog tag », une plaque militaire gravée d’un message : « Bring them home now. » Puis vient le moment le plus éprouvant. La projection d’une plongée dans l’indicible, l’insupportable. Trente minutes d’images brutes, filmées par les caméras de surveillance, les téléphones, les GoPro des terroristes du Hamas. Pas de musique, pas de commentaires. Juste les faits. Des femmes violées. Des enfants arrachés à leurs parents. Des vieillards décapités. Des corps démembrés, traînés comme des trophées. Quand la lumière se rallume, Jordan Bardella a les yeux rouges, embués. Il ne dit rien. Personne ne dit rien. Comment parler ?

Une heure passe pour que les visages se détendent, que les mots reviennent. Brièvement le temps d’un répit jusqu’à l’arrivée au kibboutz de Netiv HaAsara, sur la route de Gaza, à 400 mètres à peine de la frontière. Il ne reste de l’endroit qu’un cratère de souvenirs. Rencontre avec Sabine Taasa, Franco-Israélienne. Sa vie a basculé deux fois. Son fils aîné, 17 ans, a été exécuté de six balles dans la tête. Son mari est mort en se jetant sur une bombe pour protéger deux autres de ses enfants. Bardella vient de voir la scène dans le film, les images sont toujours là. Sabine l’interroge sur son souhait d’assister à la projection. Bardella répond d’une voix lente : « C’est vital de ne jamais oublier la barbarie du Hamas. Ce sont des civils, des femmes, des enfants qui ont été massacrés. Et cette barbarie-là, elle a touché Israël… comme elle a touché la France. C’est une menace existentielle pour toutes nos démocraties. »
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À la tombée du jour, Bardella franchit les grilles de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah
Nouveau moment de répit pour encaisser l’horreur. Le cortège reprend la route. À la tombée du jour, il franchit les grilles de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, pour une visite privée. Changement de décor, mais pas de registre : ici aussi, l’histoire hurle à chaque recoin. Photos jaunies de visages d’enfants, piles de valises, objets abandonnés dans l’urgence de la rafle. Devant la flamme éternelle, Bardella se recueille longuement. Puis lâche, d’une voix grave : « Le devoir de mémoire est essentiel à l’égard des périodes les plus sombres de l’humanité. » Cette visite n’est pas qu’un hommage. C’est un acte de foi. Et une prise à revers du RN d’hier.
Le lendemain, place au volet institutionnel. Jordan Bardella s’engouffre dans la Knesset, le Parlement israélien. Il y retrouve Amir Ohana, président de l’assemblée, voix respectée de la droite israélienne. Les échanges sont cordiaux, très politiques. Retour à l’hôtel. Il est 13 heures. Le président du RN relit une dernière fois son intervention pour la Conférence internationale contre l’antisémitisme à Jérusalem. Il doit s’y exprimer dans l’après-midi. Soudain, une sirène hurle. Alerte aérienne. Direction le sous-sol, bunkerisé. Bardella se retrouve nez à nez avec Michael Rapaport, acteur juif américain, et l’avocat Arno Klarsfeld, fils du chasseur de nazi Serge Klarsfeld. Ces derniers ont longtemps combattu le FN, puis le RN, mais aujourd’hui, ils ne le perçoivent plus comme un ennemi. Selon eux, le parti est devenu pro-juif et pro-israélien, et n’est plus une menace. Contrairement à LFI. Fin de l’alerte.
Bardella remonte et file à la Conférence. À la tribune, il accuse : « Il existe aujourd’hui une lune de miel mortelle entre les islamistes et la gauche extrême. » Applaudissements nourris. Adoubement public d’Amichai Chikli, le ministre israélien organisateur de la conférence. Soutien aussi de Sylvan Adams, président du Congrès juif mondial en Israël. Bardella est satisfait, mais pas encore – à cet instant – adoubé personnellement par Benyamin Netanyahou qui arrive sous les acclamations pour clore les débats. Au premier rang, le président du RN écoute attentivement le discours aux accents martiaux. Il ne sait pas encore que, quelques heures plus tard, « Bibi » lui accordera l’entretien qui figera définitivement la dimension historique de sa visite.
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