
Il y a quelques semaines, dans le Kentucky, un projet de loi proposait d’assouplir encore l’âge minimum légal pour faire travailler des enfants, parfois dès 14 ans, y compris dans certains secteurs à risque. Aux États-Unis, plusieurs États ont déjà franchi ce pas. Un retour en arrière, discret mais bien réel. Comme si la mémoire s’effaçait. Comme si le combat pour protéger l’enfance, si durement gagné, pouvait être effacé d’un trait de plume.
Publicité
C’est cette inquiétude, mêlée à un souvenir personnel, qui m’a poussé à écrire ces lignes. Chez mes parents, dans le salon, il y avait un grand portrait accroché au mur. Celui de Charles Dupin. Son portrait, le front haut et les yeux fermes, trônait au-dessus de la télévision. Enfant, je ne savais presque rien de lui. Mais je sentais qu’il comptait. Sa présence imposait le respect, comme une conscience silencieuse dans notre grande maison. Sa collection de médailles, rangée dans un grand coffret de velours, exposé au regard des visiteurs, racontait une vie de savoirs et d’engagements.
La suite après cette publicité
« En 1841, Charles Dupin est à l’origine d’un texte fondateur : la première loi travail »
Aujourd’hui, je sais. Charles Dupin fut un homme de science, de progrès et de conviction. Polytechnicien, ingénieur des ponts et chaussées, académicien, pair de France. Anobli par Louis XVIII, il fut, en 1830, l’un des douze parlementaires envoyés à Neuilly pour convaincre le duc d’Orléans d’accepter la lieutenance du royaume. Artisan discret de la monarchie de Juillet, il incarne cette génération de réformateurs qui ont voulu faire entrer la justice dans les rouages de l’État.
La suite après cette publicité
Mais ce qui me touche, au-delà de son parcours politique, c’est son regard sur les enfants. En 1841, Charles Dupin est à l’origine d’un texte fondateur : la première grande loi sociale française, la première loi travail, dirions-nous aujourd’hui. Elle interdit le travail des enfants de moins de 8 ans dans les manufactures, limite leur journée à 8 heures pour les moins de 12 ans, et à 12 heures pour les adolescents. Une avancée immense, à une époque où les enfants travaillaient dès l’aube, au rythme des machines. Il fallut du courage, et une vision : celle d’une économie soumise à l’éthique, d’un progrès technique encadré par la morale.
Ce combat fut un combat de longue haleine. Dès 1826, quinze ans avant cette loi, Charles Dupin publie une œuvre inédite : la première carte choroplèthe, représentant le taux d’instruction par département. Une carte sociale avant l’heure. D’un coup d’œil, la France découvre ses fractures : un nord et un est instruits, un sud et un ouest à la traîne. C’est un électrochoc. Les statistiques deviennent preuve. La science devient arme politique. La carte devient plaidoyer.
La suite après cette publicité
La suite après cette publicité
Et pourtant, aujourd’hui, qui se souvient de Charles Dupin ? Son nom s’est effacé. Son combat, lui, reste terriblement actuel. Il ressurgit là où on ne l’attendait plus : aux États-Unis, dans le silence des hangars où reviennent les enfants au travail.
Même l’Académie des sciences morales et politiques, dont il fut membre éminent, avait instauré en son nom un prix Charles Dupin, remis tous les deux ans à une œuvre remarquable en sciences sociales. Ce prix n’est plus décerné aujourd’hui. Je le regrette. Il incarnait cette idée forte d’un savoir tourné vers l’intérêt général, et plus encore, vers bien commun – ce que fut toute la vie de Charles Dupin.
Je ne suis pas historien. Je suis son descendant. Et dans cette époque qui hésite entre mémoire et oubli, je ressens un devoir de transmission. Non par fierté familiale – mais parce que Charles Dupin fut un pionnier du droit social, un homme qui mit la science, la loi et la carte au service des enfants sans voix. Il a parlé pour eux. Mais n’est-ce pas là le rôle des représentants du peuple ? De porter la voix de ceux qui n’en ont pas, au lieu de se ranger hâtivement derrière ceux qui crient le plus fort.
Yves d’Amécourt est ancien élu de Gironde (2004-2021). Il a été maire, président de communauté de communes, conseiller général et régional. Descendant de Charles Dupin (1784 – 1873), il souhaite à travers cette tribune rendre hommage à cet homme de science et de progrès, pionnier du droit du travail en France.
Source : Lire Plus