Didier Billion. Je parlerais d’un raidissement autoritaire du pouvoir et d’une atteinte aux droits démocratiques fondamentaux, car Ekrem Imamoglu est un maire élu. Le fait de s’en prendre à des élus locaux est une pratique relativement courante de la part du régime d’Erdogan. Mais jusqu’à présent, cela touchait essentiellement les maires pro-kurdes, notamment ceux de DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, qui a remplacé le HDP en 2023, NDLR).
Avant les dernières élections municipales, des élus pro-kurdes avaient été démis de leurs fonctions par la force et remplacés par des gouverneurs désignés par l’État. Il y a quelques semaines, un maire du Parti républicain du peuple (CHP, le parti auquel appartient Imamoglu, NDLR), c’est-à-dire le principal parti d’opposition, avait été arrêté dans les mêmes conditions dans l’une des mairies d’arrondissement d’Istanbul. En l’occurrence, avec Imamoglu, nous parlons du maire de la plus grande ville du pays et du principal opposant à Recep Tayyip Erdogan. En ce sens, c’est évidemment une fuite en avant de la part des autorités turques.
Le maire d’Istanbul était le seul en lice pour représenter son parti à la prochaine présidentielle, prévue pour 2028. Il devait être désigné le dimanche 23 mars, jour de son arrestation. Peut-on dire par ailleurs que le contexte international a joué en faveur de cette interpellation ?
C’est l’un des paramètres explicatifs, incontestablement. Le cours des relations internationales n’est pas favorable aux forces démocratiques, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’élection de Trump renforce cette tendance. Au niveau international, les négociations de paix autour de la guerre ukrainienne – et notamment les discussions portant sur la coopération européenne en matière de défense – ont rendu la Turquie incontournable. Le ministre des Affaires étrangères turc était ainsi présent lors du Sommet de Londres sur l’Ukraine, le 2 mars dernier. La logique d’Erdogan est donc assez opportuniste : il profite du fait que la Turquie soit actuellement courtisée pour passer à l’action. Les réactions, disons par euphémisme, « mesurées » des Européens à l’arrestation du maire de la principale ville de Turquie, lui donnent d’ailleurs raison.
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Recep Erdogan peut-il se maintenir indéfiniment au pouvoir ?
Tout le monde a en tout cas compris que son obsession principale était de se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Depuis plusieurs mois, M. Erdogan voyait la popularité de M. Imamoglu s’accroître. Il a donc considéré qu’il fallait stopper cette ascension. Lors des dernières élections municipales, en mars 2024, l’AKP, le parti d’Erdogan, a subi une défaite électorale pour la première fois depuis son accession au pouvoir, en 2002 – il avait jusqu’alors remporté toutes les élections depuis plus de vingt ans, sans exception.
Erdogan a bien compris que les rapports de force sont en train d’évoluer, et la crise économique que traverse la Turquie n’y est pas étrangère. Selon les chiffres officiels, l’inflation était montée jusqu’à +70 % il y a deux ans. Elle se situe aujourd’hui autour de +40 %, et le gouvernement a pour objectif de la stabiliser à hauteur de +20 % l’année prochaine.
« L’emprisonnement du chef de l’opposition permet à Erdogan de gagner du temps et de conforter son pouvoir »
L’une des hypothèses pour Erdogan afin de se maintenir au pouvoir est de modifier la constitution pour lui permettre de se présenter une troisième fois d’affilée. Mais ce serait très compliqué à mettre en œuvre : il faut une majorité qualifiée, ce qu’il n’atteint pas actuellement avec ses députés et ses alliés d’extrême droite. Une ruse possible serait de capter les votes des parlementaires pro-kurdes, mais il devrait pour ce faire accorder des concessions aux revendications kurdes. Or, pour l’instant, il n’en a fait aucune. L’emprisonnement du chef de l’opposition lui permet donc de gagner du temps et de conforter son pouvoir.
La mobilisation de la jeunesse citadine en faveur d’Imamoglu est-elle de nature à inquiéter le pouvoir en place ?
Toutes les grandes villes de Turquie connaissent des manifestations massives actuellement. Ankara et Istanbul, bien sûr, mais aussi une cinquantaine de villes de province. Pour autant, je ne pense pas que ces protestations d’ampleur puissent ébranler le régime, même si cela doit certainement l’inquiéter. C’est en tout cas l’indice d’une polarisation extrême de la société turque entre les partisans d’Erdogan et ses opposants. Il y a deux grands blocs qui ne se côtoient plus, qui ne se parlent plus et ne se comprennent plus.
Erdogan est encore soutenu par une moitié de la population, il dispose encore d’une majorité parlementaire et de tous les appareils de répression. Par ailleurs, tous les médias sont à sa botte. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de ces manifestations spontanées : l’arrestation d’Imamoglu est incontestablement le déclencheur d’un ras-le-bol général, notamment chez la jeunesse turque. Mais je crains que ce mouvement ne soit pas capable de s’inscrire dans la durée, notamment en raison de la répression des manifestants par le régime. Ce dernier n’est pas près de tomber.
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