Avec lui, Le Malade imaginaire est un patriarche colérique en plein burn-out qui se bourre aux antidépresseurs, tandis que Dom Juan, véritable sale gosse, jouisseur et enjôleur, refuse de se plier aux règles établies en costume fripé et baskets siglés. Tigran Mekhitarian ne craint pas de bousculer l’ordre classique. Ses mises en scène de Molière, d’une joyeuse irrévérence et d’une modernité folle, dépotent. Dans ses adaptations, il n’hésite pas à greffer au texte original quelques anachronismes fantaisistes, des apostrophes empruntées à la jeune génération et des tirades balancées en mode rap.
Dix pour cent de pas de côté pour chahuter (un peu) les conventions théâtrales, mais, pour le reste, la pièce est respectée à la virgule près. Il y tient également les rôles-titres. « Mon intention est d’aborder Molière comme on se parlerait dans la rue, confie-t-il. C’est le concret apposé au sens des phrases qui fait ressortir toute leur poésie. Certains acteurs veulent rendre la langue belle, mais cette intention-là, pour moi, tue déjà le texte. »
Les salles sont pleines, le public en redemande. Même les puristes ou les plus méfiants sont séduits par cette énergie audacieuse qui fait redécouvrir le texte comme pour la première fois. Loin d’être gratuites, les digressions appuient le propos et le phrasé donne un souffle nouveau au récit. « Tant que le sens est respecté, on peut faire ce que l’on veut sur un plateau. Je pourrais me passer de tous ces à-côtés mais je m’adresse d’abord à ceux qui ne vont pas au théâtre. À ce public-là, Molière pourrait faire peur. Mais quand ils entendent un : ‘‘Ferme ta gueule’’, ils sont rassurés : ils se retrouvent en terrain connu. »
« N’importe quel prétexte pour faire du théâtre, je le prends »
Pour Tigran Mekhitarian, ce sont des points de raccroche pour que les spectateurs ne déconnectent pas. « J’ai besoin de cette assurance-là. Et il faut reconnaître que cela m’amuse aussi beaucoup ! » Aussi rock’n’roll et fantaisistes soient-elles, ses mises en scène n’ont pas perdu l’essentiel. Elles ont gardé la charge de frappe et la violence que mettait Molière il y a 400 ans déjà pour dénoncer les déviances. « Je ne connais pas un autre auteur capable de parler si bien de l’être humain. Si je monte ces pièces, c’est parce qu’il m’arrive des choses dans la vie que j’ai besoin d’exorciser. »
Tigran Mekhitarian a 4 ans quand il arrive en France comme réfugié politique. Avec son frère et sa mère, il a quitté l’Arménie en guerre contre l’Azerbaïdjan après le tremblement de terre de 1995. À Nice d’abord, puis à Menton où sa mère, véritable entrepreneuse, ouvre une droguerie florissante. Lui joue au foot avec les jeunes des quartiers qui deviennent ses amis. Il aurait pu mal tourner mais, entraîné par hasard à un cours de théâtre, il trouve sa vocation. « Je ne sais franchement pas ce que je serais devenu. J’aurais pu finir en prison. Je portais beaucoup de violence en moi. Je me suis battu, j’ai vu des choses qui m’ont marqué… Sans le théâtre, j’aurais sûrement travaillé dans le magasin de ma mère, mais avec une frustration telle que je ne l’aurais sans doute pas supporté. »
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Il part à Paris pour s’inscrire au Cours Florent. Comme travail de fin d’études, il monte Les Fourberies de Scapin et découvre Molière. « C’était le texte qui me ressemblait le plus, à moi et mes copains d’enfance. Des gars qui rêvent d’appartenir à la classe sociale supérieure, capables, parce qu’ils ont la tchatche, de se sortir de n’importe quel pétrin. » Comme son jeune Scapin des quartiers, à qui Léandre et Octave, jeunes premiers de la bourgeoisie, viennent demander de l’aide.
La pièce est jouée à Avignon et connaît un grand succès. Depuis, il a mis en scène L’Avare, Dom Juan, à l’affiche du théâtre de la Madeleine, et Le Malade imaginaire, bientôt repris au théâtre de la Concorde (du 9 au 22 mai). Au cinéma, il a donné la réplique à Guillaume Gallienne dans Kaamelott ou incarné la grande figure arménienne Missak Manouchian dans Monsieur Aznavour. Il va aussi jouer un boxeur piégé après un match truqué, un premier rôle, dans La Dernière Ronde, un long métrage bientôt en tournage.
Entre-temps, Tigran Mekhitarian aura présenté une lecture de Tchekhov qu’il aimerait mettre en scène, donné des stages à des comédiens, repris Dom Juan au festival d’Avignon, avant d’attaquer sa nouvelle création, Le Misanthrope, pour janvier 2026. Il ne s’arrête jamais. « C’est mon côté profondément arménien : on ne vit pas, on survit. J’ai eu beaucoup de chance mais nous sommes arrivés sans un sou en poche. Avoir faim, dormir mal, je sais ce que c’est. Peu importe que je paie mon loyer comme un grand aujourd’hui, j’ai toujours la crainte que la mort ou la misère me rattrapent. Je ne connais pas le mot fatigué. N’importe quel prétexte pour faire du théâtre, je le prends. »
Dom Juan ★★★ au théâtre de la Madeleine (Paris 8e). 1 h 20. Jusqu’au 19 avril. theatre-madeleine.com
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