L’émission « Répliques » est l’une de ces grâces dont France Culture a le secret. Le samedi matin, à l’heure d’un petit-déjeuner plus tardif que d’ordinaire, elle vient suspendre le temps. L’introduction élégante des Variations Goldberg donne le ton de cette conversation cultivée. Le timbre grave, théâtral mais tempéré d’Alain Finkielkraut procure à cette dramaturgie verbale un surcroît d’intelligence et de délicatesse. Il arrive pourtant que même les esprits les plus vifs y tournent en rond et que l’épreuve du dialogue, qui suppose l’effort de la vérité, se complaise dans le ronronnement des idées reçues.
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Ainsi du récent débat entre François Dubet, sociologue à l’EHESS et ardent promoteur de la déconstruction de l’école, et Gabriel Attal, ex-ministre de l’Éducation nationale, qui a fait du discours sur le retour de l’autorité à l’école l’une des composantes de sa surface médiatique. Campés artificiellement sur deux postures supposées antagonistes, l’une de gauche, qui s’indigne des inégalités scolaires, l’autre de droite, qui appelle au retour de l’exigence disciplinaire, l’un et l’autre partagent au fond la même vision utilitariste et libérale de l’école : fabriquer des républicains, engendrer des citoyens éclairés et émancipés de toute appartenance singulière.
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Prisonniers de l’horizon politique, aucun ne s’est donné la peine d’élargir la question à sa dimension métaphysique. Il aurait sans doute fallu, pour ce faire, s’élever au-dessus des statistiques, sondages et autres classements Pisa, et convoquer Thomas d’Aquin. Mais Dubet et Attal n’en avaient cure et Finkielkraut a dû, comme à son habitude, se replier sur sa nostalgie des hussards noirs. Nous fêtons cette année les 800 ans de la naissance du Docteur angélique, l’une des plus grandes figures intellectuelles de l’histoire occidentale.
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S’élever au-dessus des statistiques, sondages et autres classements Pisa
Dominicain, disciple d’Albert le Grand, professeur de théologie à la Sorbonne, l’Aquinate (1225-1274) fut un maître écouté et respecté. Son œuvre majeure, la Somme théologique, sert de point de repère à la théologie catholique. Il mourut le 7 mars 1274, près de l’abbaye de Fossanova alors qu’il se rendait au Concile de Lyon. Reprenant les étudiants de Cologne qui se moquaient de l’extrême discrétion de Thomas, Albert le Grand leur aurait lancé cette adresse : « Vous l’appelez le Bœuf muet. Et moi je vous dis qu’un jour, le mugissement de ce bœuf remplira l’univers. » Comment Thomas d’Aquin répondrait aujourd’hui à la crise de l’école ?
L’enseignement de Dieu
D’abord, sans doute, en relevant l’impasse d’une école sans Dieu. Comment, en effet, prétendre former les intelligences, en se coupant de l’Intelligence première ? Selon Thomas d’Aquin, Dieu est l’enseignant par excellence, comme le chante le psaume 93 : « Heureux l’homme que tu instruis, Yahvé, et que tu enseignes par ta loi. » Cette éducation de l’homme par Dieu passe par l’épreuve pour le conformer au Christ. La vie chrétienne est donc un combat qui purifie « nos vases d’argile ». L’Ancien Testament raconte, à travers les errements d’Israël, comment Dieu enseigne son peuple. La Providence poursuit son œuvre éducative à travers l’Incarnation du Christ comme à travers l’histoire.
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Thomas lui-même fonde sa vie intellectuelle sur sa vie spirituelle et mystique. Premier levé au couvent, on raconte qu’il assiste chaque jour à deux messes : il célèbre la première et sert la seconde pour prolonger sa contemplation du mystère eucharistique. Thomas reçoit d’en haut sa vitalité intellectuelle et pédagogique. Le Livre de la Sagesse ne dit pas autre chose : « J’ai prié, et l’intelligence m’a été donnée ; j’ai invoqué, et l’esprit de sagesse est venu en moi. » Cette intuition est celle qui a fécondé l’enseignement catholique à travers les siècles et qui fait profondément défaut à l’école laïque. Nos élèves musulmans le sentent sans parvenir à l’exprimer. Les autres subissent la neutralisation du sentiment religieux sans bien comprendre ce qui leur manque.
Le but de l’éducation : contempler la vérité
Thomas d’Aquin déplacerait ensuite le débat des moyens de l’école, où s’écharpent sans fin libéraux de droite et de gauche, vers sa finalité. Pour Thomas d’Aquin, le but de l’éducation, conformément à la nature spirituelle de notre existence, est de conduire à l’état parfait de la vertu. Celui-ci désigne principalement la vertu de prudence à laquelle l’homme éduqué se rapporte dans tous ses actes, cette vertu consistant à proportionner les moyens à la fin visée. L’éducation permet par ailleurs à l’homme de réaliser sa nature dans ce qu’elle a de plus parfait : sa capacité rationnelle à contempler la vérité. Cette capacité est déjà là, en tout homme, et elle est singulière.
Pour Thomas d’Aquin, le but de l’éducation est de conduire à l’état parfait de la vertu
Si l’objet de la connaissance nous est commun, la connaissance elle-même s’incarne et se développe à travers nos facultés personnelles écrit Thomas d’Aquin. L’intelligence artificielle, réduite à l’agrégat de calculs impersonnels, trouve ici un démenti majeur, de même que l’ambition d’une méthode pédagogique unique et formatée sous prétexte d’efficacité. Le jeune Gabriel Attal convoque ainsi à plusieurs reprises la Science avec une majuscule comme un rationaliste du XIXe siècle pour justifier ses réformes.
Pour autant, la vérité n’est pas le fruit d’une représentation subjective et idéale mais elle s’appuie sur le réel. On doit à Saint Thomas la plus belle définition qui soit de la vérité : « adequatio rei et intellectus », l’adéquation de l’intelligence au réel. Le thomisme n’est pas un système philosophique, à la différence du kantisme, de l’hégélianisme ou de l’existentialisme.
Il est bien plutôt une invitation à conformer notre esprit à l’Esprit du Créateur et à se laisser enseigner par le monde créé. Le système enferme, la vérité libère. « La philosophie de saint Thomas prend pour point de départ la conviction universelle qu’un œuf est un œuf. Un hégélien dira que l’œuf est une poule, parce qu’il n’est qu’un moment du devenir ; un berkeleyen soutiendra que les œufs à la coque n’existent qu’autant que le rêve existe car l’on peut aussi bien prendre le rêve comme cause de l’œuf que l’œuf comme cause du rêve ; le pragmatiste croira que le mieux qu’on puisse tirer d’un œuf frit c’est d’oublier que c’est un œuf pour ne se souvenir que de la friture. […] Le thomiste, avec tous ses frères humains, constate sous la chaude lumière du soleil, que l’œuf n’est pas une poule, ni un rêve, ni une idée pure ; mais une chose attestée par l’autorité des sens qui vient de Dieu. », écrit le savoureux Chesterton dans Saint Thomas du créateur (DMM, 1977 (1932) p. 106).
Le maître et l’élève
Enfin, Thomas d’Aquin nous inviterait à envisager à nouveaux frais la relation pédagogique. Attal comme Dubet actent la fin du maître dans un monde individualiste et ultra-connecté, mais tandis que le premier veut croire au renforcement artificiel de l’autorité du prof, le second se résout à l’horizontalité totale du processus de transmission. Pour Thomas d’Aquin, le maître n’est pas celui qui transvaserait son savoir dans l’esprit de son disciple, mais bien plutôt celui qui conduit le disciple à développer ses propres virtualités intellectuelles. Comme l’homme est un animal politique, cet éveil de la raison passe par le dialogue et l’enseignement, donc par la médiation d’un autre.
Thomas d’Aquin nous inviterait à envisager à nouveaux frais la relation pédagogique
Mais il se réalise aussi parallèlement par l’expérience. Loin d’être passif, l’élève doit cultiver une docilité active et prendre ses responsabilités pour apprendre à raisonner de manière analogue à son maître. Paradoxalement, c’est par ce détour qu’il devient réellement lui-même. Le rôle du maître est de faire comprendre à son élève comment les énoncés se rattachent aux premiers principes. « L’intellect ne se trompe pas si l’on fait correctement la réduction aux premiers principes. » (QD de veritate, q.1, a. 12. ) Il ne s’agit donc pas pour le maître de verser sa science dans l’esprit du disciple mais de lui permettre progressivement d’accéder à un raisonnement personnel, en passant par les principes et par l’expérience.
Les principes ne se démontrent pas, mais relèvent de vérités universelles qui s’imposent à l’intellect par une évidence immédiate (par exemple, le fait que les choses ne se fondent pas les unes dans les autres : le fer n’est pas l’eau, le chien n’est pas un homme). Ce que les sens ont perçu s’inscrit dans la mémoire, est confirmé par l’expérience et nourrit enfin la connaissance intellectuelle.
Thomas d’Aquin n’a rien perdu de son actualité. Sa hauteur de vues surplombe nos passes d’armes pédagogiques. Quel plus bel éloge de la transmission que son encouragement à participer à la formation des libertés singulières qui nous sont confiées ? « En effet, il est plus beau d’éclairer que de briller seulement ; de même est-il plus beau de transmettre aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement. » (Somme théologique, IIa, IIae, qu. 188, art.6)
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