La Nouvelle-Calédonie est en crise. Pas une crise institutionnelle, ni même une crise politique. C’est une crise de perception. Ceux qui occupent le devant de la scène continuent de s’affronter sur des questions qui semblent essentielles : statut institutionnel, corps électoral, avenir de l’accord de Nouméa. Mais pendant que ces débats monopolisent l’attention, ceux qui détiennent réellement le pouvoir regardent ces affrontements à distance.
Naturellement, l’illusion d’un système réformable continue d’alimenter les discours. Pourtant, la mécanique institutionnelle qui régit la Nouvelle-Calédonie ne tient plus debout. Ceux qui tentent encore de préserver ce cadre sont en retard. Ceux qui savent observer le réel comprennent que nous sommes déjà ailleurs.
L’ancien pouvoir économique s’effondre
Pendant plus d’un siècle, la puissance calédonienne a reposé sur l’industrie. La société Le Nickel a longtemps structuré le territoire, pilotant les dynamiques économiques et servant de colonne vertébrale aux équilibres politiques. Son lien avec l’État garantissait un ancrage, une prévisibilité, une continuité. Mais cette époque est révolue. Eramet, maison mère de la SLN, a pris sa décision : elle ne financera plus les pertes. L’annonce est officielle, mais la réalité est plus ancienne. Depuis les années 2010, le désengagement était en cours. Pendant quarante ans, elle a été en vérité la vache à lait du compromis institutionnel. Les milliards issus de l’exploitation minière n’ont pas été investis pour préparer l’avenir, ils ont été utilisés pour financer un équilibre artificiel. L’exemple le plus caricatural étant celui du Koniambo.
« Dans les moments où tout se joue, les vrais décideurs apparaissent »
À la fin des années 1990, sous la pression de Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Économie, la SLN a été contrainte de céder l’un des plus beaux massifs de nickel du territoire – et du monde – à la Province Nord, indépendantiste. L’objectif n’était pas économique, mais politique : donner un outil industriel aux indépendantistes pour les associer au développement et stabiliser l’accord institutionnel en cours. Mais une industrie ne fonctionne pas par idéologie. Malgré des milliards investis et le soutien de plusieurs géants du secteur, notamment Glencore, l’usine du Nord est un échec. Incapable d’être compétitive, structurellement déficitaire, elle est aujourd’hui une bombe sociale et financière. Le projet du Koniambo a en effet cristallisé un basculement historique. La Nouvelle-Calédonie a arrêté d’être dirigée par des ingénieurs et des industriels pour tomber sous la coupe des technocrates et des politiciens-fonctionnaires. Le résultat, trente ans plus tard, est un modèle qui s’effondre faute d’avoir su créer de la valeur.
Les défenseurs de l’accord de Nouméa veulent croire que l’on peut encore réajuster, réformer, négocier. Ils oublient une chose essentielle : cet accord n’a jamais été conçu pour durer éternellement. Et ceux qui ont du pouvoir réel ne se battent pas pour sauver l’ancien monde, ils préparent déjà le suivant. Ainsi, les coutumiers kanaks, qui ne participent que partiellement au jeu institutionnel, ont montré à plusieurs reprises qu’ils peuvent imposer leur vision lorsqu’ils le jugent nécessaire. En mars 2020, lors de la pandémie de Covid-19, ce sont eux qui ont décidé de la fermeture de l’aéroport international et ont ainsi transformé le territoire en « Covid-free ».
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« Parmi ceux qui pensent l’après, une option revient avec insistance : l’État fédéré »
L’État n’a fait que suivre, confirmant ce que les instances coutumières avaient déjà décidé. Plus récemment, alors que le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) devait tenir son congrès pour clarifier sa position sur l’avenir institutionnel, ce ne sont pas ses élus qui ont tranché, mais les grandes chefferies kanakes, imposant le report de la réunion. Dans les moments où tout se joue, les vrais décideurs apparaissent. De leur côté, les réseaux économiques calédoniens s’adaptent. Ils ont compris que la SLN, pilier historique, est condamnée. Ils savent que l’État ne pourra pas porter à bout de bras un système qui ne fonctionne plus. Alors ils préparent une nouvelle structure, avec de nouveaux rapports de force.
L’idée d’une indépendance-association semble être un compromis intelligent. Mais ceux qui ont du pouvoir réel ne sont pas dupes. Ceux qui contrôlent l’économie et la stabilité du territoire savent qu’un pays « associé » peut, à tout moment, basculer sous influence étrangère. L’exemple des Îles Cook en est une démonstration implacable. En 2024, cet État du Pacifique, paraît-il en association avec la Nouvelle-Zélande, a modifié son statut pour se rapprocher de la Chine. Un simple vote, et l’équilibre s’est renversé. Dans cette région du monde, la diplomatie chinoise avance méthodiquement et discrètement, acquérant des élites locales pour infléchir les choix stratégiques des États insulaires.
L’État fédéré, une solution étudiée en silence
Parmi ceux qui pensent l’après, une option revient avec insistance : l’État fédéré. Un statut qui donnerait aux indépendantistes un « État » tout en maintenant un lien irréversible avec la République. Un cadre qui éviterait les risques d’un basculement sous influence étrangère. Une solution qui, contrairement à l’indépendance-association, verrouille le futur sur des bases solides. Pourquoi ce modèle est-il étudié dans l’ombre ? Parce que ceux qui réfléchissent au long terme savent que c’est la seule vraie option de stabilité. Parce que c’est une alternative crédible aux fausses solutions qui circulent.
Parce qu’elle permet aux différentes forces en présence de trouver une porte de sortie acceptable. Mais ceux qui défendent encore l’ancien monde politique, ceux qui pensent que tout peut encore tenir avec quelques ajustements préfèrent ne pas en parler. Ils espèrent que le système actuel pourra encore durer. Mais le réel ne les attendra pas. L’accord de Nouméa, vidé de toute substance, n’est plus qu’un simulacre entretenu par ceux qui refusent d’affronter l’effondrement de leur cadre de pensée. S’accrocher à ce système mourant, c’est s’agripper à une illusion. Or, pendant que certains s’aveuglent encore, d’autres façonnent déjà l’après.
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