
Dans Vers l’écologie de la guerre (2024), Pierre Charbonnier revient sur la climatisation des relations internationales en Europe qu’a constitué la « pétro-agression » (Jeff Colgan) de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Avec ce qu’il appelle l’« écologie de guerre », les « dividendes du carbone » – pour transposer l’expression originelle de Laurent Fabius sur les « dividendes de la paix » – ne sont plus aussi profitables qu’ils ne l’étaient depuis 1945.
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Le pacte démocratique et économique de l’après-guerre consiste en la promesse d’une abondance matérielle, reposant sur la capacité des États à détenir des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel). L’émergence de l’urgence écologique, à partir des années 1980, percute cette vision d’une souveraineté énergétique. L’écologie n’apparaît qu’alors comme un vœu pieux, impuissant, s’apparentant à un pacifisme libéral dans les relations internationales.
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Il y a ainsi une asymétrie entre la légitimité de la cause environnementale et son efficacité réelle dans les politiques publiques et dans les relations internationales. À l’échelle de l’Union européenne, cela permet d’éclairer les controverses vives de 2019 autour du Pacte vert pour l’Europe (« Green Deal »), qui se fixe l’objectif ambitieux de la neutralité carbone pour 2050. Il est encore difficile d’accepter que la « paix carbone » de l’après-guerre soit une « impasse écologique », pour reprendre les mots de Pierre Charbonnier.
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En février 2022, une opportunité historique s’ouvre avec la guerre entre l’Ukraine et la Russie, changeant considérablement la représentation du Pacte vert. La naïveté de la stratégie énergétique de l’Union européenne est révélée au grand jour : presque 50 % du gaz importé par ses pays membres provient de la Fédération de Russie. Pour parler comme Bruno Latour, il y a un “atterrissage” forcé des questions écologiques, en l’occurrence énergétiques, sur la piste des questions stratégiques de sécurité posées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
« L’objectif européen de décarbonation traverse une mauvaise passe en interne »
L’argument de sécurité se superpose brutalement à l’argument climatique. Longtemps réticente aux enjeux de « puissance », l’écologie se convertit, presque malgré elle, à la « géopolitique », comme l’écrit Pierre Charbonnier. La souveraineté énergétique est désormais moins liée à la capacité à avoir de l’énergie fossile qu’à la capacité de s’en passer.
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Acter un « réalisme écologique »
Alors que l’Union européenne doit établir une souveraineté militaire face à l’isolationnisme des États-Unis, l’enjeu de la souveraineté énergétique n’en demeure pas moins à l’agenda. Selon le philosophe, le tournant de la guerre en Ukraine appelle à un « réalisme écologique », aussi bien dans les stratégies militaires qu’économiques.
Publié en septembre 2024, le rapport de l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, se veut alarmiste sur le futur de la compétitivité de l’Europe dans l’industrie post-carbone. L’insertion des pays européens dans cette nouvelle économie mondiale passera moins par la décroissance, que par la relance d’une croissance atone à l’aide d’une stratégie industrielle ambitieuse. La conversion à l’économie post-carbone n’est pas conjoncturelle, mais véritablement structurelle.
Du côté des bonnes nouvelles, en janvier 2025, dans le cadre du projet BeautHyFuel, Turbotech, Safran et Air Liquide annoncent le franchissement d’un seuil dans la décarbonation de l’aviation légère : ils ont réussi la démonstration au sol de la première turbine à gaz alimentée en hydrogène bas carbone. Une étape d’autant plus salutaire alors que l’administration Trump a mis sur pause ses projets sur l’aviation durable.
Deux mois plus tard, la nouvelle de la faillite du fabricant de batteries suédois Northvolt fragilise l’objectif européen d’interdiction de la vente de véhicules à moteur thermique neufs à partir de 2035, décidé en avril 2023. Or, dans la conversion écologique de l’Union européenne, électrification et décarbonation fonctionnent comme des vases communicants. Dans le même temps, l’offre européenne de véhicules électriques pêche et la demande des consommateurs ne sont pas encore à la hauteur des attentes.
« L’Union européenne doit se réenchanter stratégiquement »
L’objectif européen de décarbonation traverse une mauvaise passe en interne. En externe, le tableau n’est pas beaucoup plus reluisant. Alors que l’administration Trump a déclaré une guerre tarifaire à la Chine, cette dernière ambitionne d’alimenter l’Europe en technologies propres, après avoir emprunté le tournant de l’électrification sur le solaire et l’éolien. Les constructeurs européens font face à la concurrence déloyale des entreprises chinoises, dont la compétitivité des produits, notamment des voitures électriques, pourrait séduire les consommateurs, voire des États européens proches de Pékin.
La croissance par la décarbonation
C’est dans ce contexte délicat que la Commission européenne a présenté le 26 février dernier la première mouture du Clean Indusrial Deal (CID) à plus de 100 milliards d’euros. Si la mise en forme des enjeux de souveraineté énergétique est faite, il s’agit désormais d’opérer leur mise en forme stratégique et normative pour en être à la hauteur.
Tout d’abord concernant l’électrification, qui, comme nous venons de le voir, est un enjeu clé de la décarbonation, le texte propose une baisse du coût de l’électricité, notamment par le levier de la taxation des États membres. Aussi, ne serait-ce que pour profiter du ralentissement américain dans ce domaine, l’accent est mis sur la poursuite de l’agenda européen sur l’hydrogène bas carbone. Des mesures viendront en aide aux secteurs économiques dont l’électrification n’est pas encore une solution de décarbonation viable.
Pour le financement des mesures proposées, le texte évoque la création d’une Banque européenne d’investissement sur les technologies propres afin de favoriser l’investissement dans la décarbonation industrielle. L’accélération de la décarbonation ne pourra se faire sans une simplification des procédures pour les aides publiques. La Commission préconise un raccourcissement des délais pour des filières à forte compétitivité, où la concurrence internationale est intense comme l’automobile électrique et les batteries, ce qui fait écho à ce que nous avons précédemment évoqué. Enfin, afin de garantir l’acceptabilité sociale de cette stratégie de décarbonation industrielle, un European Fair Transition Observatory pour veiller à une transition écologique socialement juste, ne serait-ce que pour éviter de nouvelles lignes de clivage au sein de l’Union européenne, notamment vis-à-vis des pays d’Europe de l’Est.
Des angles morts
Toutefois, pourtant une énergie décarbonée, le déploiement de l’énergie nucléaire est la grande absente du texte. Défenseur de cet intérêt stratégique français, le commissaire Stéphane Séjourné a fait face à Teresa Ribera, la vice-présidente exécutive de la Commission européenne, privilégiant les énergies renouvelables à l’énergie nucléaire.
Aussi, fin 2024, dans le contexte de crise mondiale de la sidérurgie, le groupe ArcelorMittal annonce la baisse de ses investissements dans la décarbonation de l’acier en Europe. Plus généralement, le secteur de la cleantech en Europe déplore la baisse des investissements en France et Europe après une hausse constitue. Face à ce qui semble être un angle mort du Clean Industrial Deal, la coalition Cleantech for France demande une hausse des investissements publics nationaux et supranationaux pour faire face à la concurrence mondiale. Parallèlement à ces efforts, les acteurs souhaitent le renforcement du protectionnisme carbone aux frontières communautaires, pour permettre une meilleure efficacité des plans structurels d’investissements dans la décarbonation.
Lors de la présentation du Clean Industrial Deal, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a assuré que l’Union européenne tiendrait son objectif de réduction de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030. Une feuille de route ambitieuse, qu’il reste désormais à décliner en mesures législatives dans un Parlement européen largement recomposé lors des dernières élections de juin 2024. Face à la double dépréciation des dividendes de la paix et du carbone, l’Union européenne doit se réenchanter stratégiquement.
Gauthier Simon est chercheur associé au sein du pôle « Affaires européennes et politiques publiques » du think tank Écologie Responsable.
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