En arrivant à Matignon, François Bayrou avait convoqué l’image de l’Himalaya, chaîne montagneuse mythique de 2 000 kilomètres dressée au-dessus du monde, avec ses dix sommets culminant à plus de 8 000 mètres. Pas de quoi impressionner un fils de paysan élevé à Bordères, face au majestueux pic du Midi d’Ossau, sentinelle de pierre et de neige qui veille sur la ville de Pau. Une vigie de roche et de glace aux arêtes minérales, plus modeste que l’Everest avec ses 2 880 mètres, mais dont les guides ont coutume de dire qu’« il ne faut pas sous-estimer ce sommet qui nécessite une dose d’expérience… et de sagesse pour savoir renoncer si le temps ne s’y prête pas ».
Est-ce pour toujours l’avoir en tête entre les quatre murs de son bureau que François Bayrou y a installé en majesté une grande photo en noir et blanc du pic d’Ossau dominant sa ville de Pau ? Une manière de garder Pau à portée de regard, et ses racines à portée d’âme. C’est d’ailleurs l’unique image personnelle qu’il a accrochée – à l’exception du portrait officiel du président de la République, rituellement présent dans tous les ministères. « Elle a été prise depuis le village de Serres-Castet, précise-t-il, depuis le lieu même où j’avais annoncé ma candidature à la présidentielle en 2007. »
Sentir le terrain
Les oripeaux et signes extérieurs de pouvoir n’intéressent guère le Premier ministre à la vue de son bureau, quand la plupart de ses prédécesseurs avaient l’habitude d’y organiser un musée retraçant les grands moments de leur illustre ascension – photos serrant des mains illustres, trophées, lettres encadrées, reliques de leurs conquêtes. Rien de tout cela dans le bureau de François Bayrou qui s’est installé à la grande table en verre, proche de la fenêtre qui donne sur les grandes pelouses du jardin de l’hôtel de Matignon. « Il ne travaille jamais à son bureau », glisse sa chef de cabinet. Il préfère s’asseoir dos à la lumière, laissant le jour baigner ses dossiers, près du balcon, où l’on devine que le Premier ministre s’installerait volontiers… si le temps et l’espace le permettaient.
La nature, l’enracinement, les fondations. Tout chez cet homme à la silhouette d’ours pyrénéen semble habité par le poids tranquille de ses origines. À chaque pas, à chaque mot, François Bayrou transporte avec lui la gravité du sol natal. C’est peut-être là le secret de son inébranlable sérénité – à l’hôtel Matignon, placidité presque déconcertante – dans un paysage politique qui ressemble davantage à un champ de mines qu’à un pâturage. « Si c’était facile, je ne serais pas ici, confie François Bayrou, lucide. Toute ma vie, j’ai pensé que je ne pourrais exercer ces responsabilités que le jour où tous les autres auraient échoué. C’est fait. » Un art de choisir les bonnes semelles avant de s’aventurer sur des crêtes incertaines.
Tout chez cet homme semble habité par le poids tranquille de ses origines
Après soixante ans de vie politique, depuis son engagement au Centre démocrate de Jean Lecanuet, François Bayrou a appris à sentir le terrain, le temps, les signaux d’alerte, pour continuer d’avancer. « Dans le monde politique, personne ne vous facilite jamais la tâche », reconnaît-il. Autant imposer ses choix lorsqu’on est en situation de le faire. Là où Michel Barnier se méfiait des présidentiables et des ambitieux, François Bayrou a, lui, choisi de s’entourer de poids lourds. Retailleau, Darmanin, Borne, Valls, Dati, Vautrin… autant de fortes têtes qu’il n’a jamais cherché à tenir en laisse. Entre Noël et le jour de l’An, Gérald Darmanin a saturé la presse de ses annonces, Bruno Retailleau poursuivait sa croisade contre « l’impossibilisme » à tout moment du jour. François Bayrou, en retrait, les a laissés occuper le devant de la scène, s’exprimer, parfois s’écharper – au point que la presse s’émouvait parfois de « couacs », sur le droit du sol ou les arbitrages budgétaires… Des remous qui glissaient sur lui comme l’eau sur le plumage d’un canard.
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L’ombre d’un chef
Éditorialistes et opposants politiques s’interrogeaient : le Premier ministre serait-il faible, planqué à l’abri de ministres exposés en première ligne ? L’ombre d’un chef, tapi derrière le tumulte ? Jusqu’à ce qu’il frappe du poing sur la table. Cette semaine, François Bayrou a convoqué Bruno Retailleau, Gérald Darmanin, Élisabeth Borne, Aurore Bergé et la ministre des Sports, Marie Barsacq, à Matignon. Mot d’ordre : mettre un terme aux passes d’armes publiques sur le port du voile dans le sport, après une semaine marquée par une polémique enflée. Retailleau, peu enclin à se laisser tirer les oreilles – « Tais-toi », lui aurait lancé le Premier ministre –, a esquissé un départ avant de se raviser.
« Je leur ai rappelé que la limite de la participation au débat public, c’est la solidarité gouvernementale. La Ve République, ce n’est pas le bazar. Je n’ai pas l’intention que de mauvaises habitudes s’installent. Le gouvernement n’est pas un champ clos dans lequel chacun défend sa ligne indépendamment ou contre les autres… C’est simple comme bonjour ! Certes, je leur ai rappelé un peu vigoureusement, mais c’est sans doute parce que j’ai un tempérament plus rugby que badminton », recadre François Bayrou, avant d’ajouter, goguenard : « … Quoique j’aie connu des joueurs de badminton assez violents… » Ferme sur les principes, précis dans les mots, mais rarement cassant. Même lorsqu’il engueule, le Béarnais enveloppe. Reste que ses ministres, grisés par une liberté à laquelle les plus anciens n’étaient guère accoutumés sous Emmanuel Macron, ont désormais appris jusqu’où ils pouvaient pousser la ligne… sans la franchir.
Le Premier ministre, lui, où va-t-il ? Et surtout, où entend-il emmener le pays, entravé par une Assemblée nationale sans majorité absolue ? Pris dans les secousses d’un socle commun instable, dont les plaques idéologiques s’entrechoquent bruyamment – comme ce fut encore le cas sur les textes relatifs au narcotrafic ou à la délinquance des mineurs. En cent jours, François Bayrou rappelle à ceux qui moquent parfois sa passivité qu’il a doté la France de « deux budgets qu’elle n’avait pas, pas plus qu’elle n’a de majorité ni de débats positifs ». Le tout au prix de six motions de censure en six semaines… « Je suis le recordman du monde des motions de censure », rigole Bayrou.
Objectif : bâtir ses futures réformes sur l’expérience vécue des Français
Il y a eu ensuite la loi agricole, la loi de reconstruction de Mayotte… Et maintenant ? Le Premier ministre a écrit, en fin de semaine dernière, à l’ensemble des parlementaires. Comme tout montagnard aguerri le sait : pour gravir les cimes, mieux vaut avancer par petits pas. Édouard Philippe l’attaque sans relâche sur « l’absence de réforme » – « Rien ne se passera avant 2027 », répète le maire du Havre à chacune de ses interventions. Bayrou, lui, promet que 2025 sera « une année décisive ». Éducation, accès aux soins, lutte contre la bureaucratie, redressement des finances publiques : quatre chantiers majeurs auxquels il compte s’atteler. Avec une méthode : repartir du terrain, des origines. Des usagers, des parents, des enseignants, des élus locaux, des professionnels de santé. À chacun de ses déplacements, le Premier ministre consacre deux à trois heures à des échanges en petit comité avec une cinquantaine d’élus. Objectif : bâtir ses futures réformes sur l’expérience vécue des Français. Et Bayrou de raconter, non sans émotion, l’histoire de ces deux maires « en larmes », car leur territoire était privé de médecin depuis la fermeture d’entreprises locales. « Je vais travailler avec un groupe de parlementaires, du RN aux communistes, pour trouver des solutions concrètes aux déserts médicaux. »
Autre anecdote : celle de ces parents d’un enfant handicapé, contraints chaque année de remplir les mêmes formulaires absurdes pour obtenir les aides auxquelles ils ont droit. Ou encore celle de ce paysan, empêché de construire une maison sur son terrain isolé en raison d’un plan d’urbanisme rigide et hors-sol. Contre ces absurdités administratives, le Premier ministre déclare la guerre à « la paperasse ». « Désormais ce sera à l’administration de s’expliquer sur l’utilité de formulaires, et si c’est le cas, de les remplir puisqu’elle dispose de toutes les informations croisées sur chacun de nous. Et l’administration les soumettra ensuite au contrôle des usagers. C’est une révolution copernicienne ! » veut croire François Bayrou.
Mais le plus grand et, de son propre aveu, le plus obsessionnel de ses chantiers – « J’y pense tous les jours » – sera celui des finances publiques. « Nous avons réussi à faire passer un budget avec des rustines, comme on le fait depuis des années. Ce ne sera plus possible. » C’est sans doute là le sommet le plus dur à franchir. « Je disais à mes enfants : si on avait les sous, je saurais sans doute répondre à la plupart des questions qui se posent au pays, mais y répondre avec la crise budgétaire que nous connaissons… c’est très difficile. Et, ajoute-t-il inquiet, peut-être impossible. »
Son plus grand chantier : les finances publiques
Avant d’en arriver là, il faudra encore résoudre le kamoulox des retraites. Tandis que les syndicats quittent un à un le conclave depuis que le Premier ministre a rétabli le totem de l’âge légal à 64 ans, François Bayrou, là encore, détonne par son assise. « Je n’ai jamais été sûr du succès, mais je suis sûr de la méthode. Dans une crise aussi profonde que celle que nous vivons, on ne peut s’en remettre aux politiques pour tout. Le feu croisé des oppositions les paralyse aussitôt. Le pays se met en rideau. Il est impératif que les organisations syndicales et professionnelles aient voix au chapitre. Il faudra des années pour réapprendre cette façon de faire. Mais c’est la seule possible, celle de Jacques Delors, dont je me suis toujours senti intellectuellement et politiquement très proche. » Tout cela ne dit pas comment se terminera le conclave. Simple, tranche Bayrou : « S’il y a un accord entre ceux qui sont autour de la table, il sera soumis au Parlement. S’il n’y a pas d’accord, c’est la réforme actuelle qui s’appliquera. » Il suffit parfois juste d’écouter pour comprendre…
L’échange s’interrompt. La chef de cabinet passe une tête : « Plus que cinq minutes. » Le match de rugby Pau-Montpellier débute à 16 h 20. Le Premier ministre doit attraper le vol AF 7496 de 12 h 30, une liaison aérienne qu’il a lui-même contribué à sauver lorsqu’elle était menacée. Il se ressert une tasse de thé, jette un œil distrait à son téléphone. L’homme ne donne pas l’impression de vivre l’enfer. « Pour un homme politique, c’est dans l’exercice des responsabilités que l’on s’accomplit. Et je crois que j’y ai été mieux préparé que les autres, parce qu’à l’inverse de tous mes prédécesseurs, je ne viens pas d’un grand parti. Je suis minoritaire. Je viens des rangs de ceux qui n’avaient pas le pouvoir, politiquement et socialement. J’ai toujours pensé que cela pouvait être enrichissant pour les Français de suivre cette démarche politique. »
Reste qu’aussi bien préparé soit-on, on ne mesure jamais tout à fait l’intensité des épreuves qui s’abattent parfois sur le premier des ministres. L’affaire Bétharram, révélée opportunément dès les premiers jours de son installation à Matignon, l’a frappé de plein fouet. A-t-il été pris de court ? « Je n’ai pas été surpris, mais j’ai été touché par une manœuvre politique, au vu et au su de tous, destinée à vous atteindre au travers de votre famille et de vos convictions personnelles. » Au-delà de l’atteinte intime envers sa femme et ses enfants, François Bayrou y voit-il une attaque sur les convictions catholiques ? « On a parfois l’impression que c’est la seule foi religieuse, la seule conviction philosophique qui doive s’excuser d’exister. » Et Dieu sait que s’il est croyant, Bayrou prend soin de préciser qu’il n’est « pas bigot, c’est le moins que l’on puisse dire ».
L’autre croyance qui guide son engagement politique tient à son duo, singulier et souvent scruté, avec Emmanuel Macron. Certains murmurent que le président s’agace parfois de la réserve du Premier ministre, jugé trop peu enthousiaste sur le registre de « l’économie de guerre » ou du réarmement du pays. Entre deux compliments sur « son incroyable maîtrise du fonctionnement de l’État, sa compréhension des situations de crise et des ressorts des grands dirigeants de la planète », François Bayrou balaye les rumeurs de fâcheries : « On se connaît très bien. Il savait en me nommant que j’avais une part d’indépendance. Je sais les qualités uniques qui sont les siennes. » N’a-t-il donc aucun défaut ? « Il a des défauts comme tout le monde », concède le Premier ministre. « Vous les avez identifiés ? » insiste-t-on. (Silence…) – Je ne m’en souviens pas », élude-t-il, un brin ours. Comment résumer leur relation ? « Les trois C : complémentarité, confiance et coresponsabilité. »
« Ceux qui croient que 2027 se joue aujourd’hui ne comprennent rien au jeu politique »
Alors qu’on s’apprête à quitter un Premier ministre visiblement « heureux », difficile de ne pas planter le marronnier au milieu de son bureau : « Et 2027 ? Vous y pensez ? » François Bayrou, qui fut candidat trois fois à la magistrature suprême, affirme avec aplomb avoir rangé toute ambition présidentielle en arrivant à Matignon. Étonnant ? Non, répond-il prudent, « ceux qui croient que 2027 se joue aujourd’hui ne comprennent rien au jeu politique. Toutes les présidentielles se sont jouées dans les derniers mois, voire les dernières semaines. Mon alliance avec Macron se fait fin février, le renoncement de Rocard face à Mitterrand intervient tardivement, le basculement entre Chirac et Balladur… Une élection présidentielle répond à un moment historique et affectif particulier. »
Une façon de ne pas répondre ? Peut-être. Alors, pour finir : « Vous nous avez aussi dit à plusieurs reprises que vous ne lâchiez rien, jamais, cela reste votre maxime ? – Ce n’est pas une maxime, corrige-t-il. C’est, hélas, un trait de personnalité. C’est mon ADN. Je suis bâti comme ça », lâche François Bayrou, avant de prendre congé, direction Pau.
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